Andréine et Bernard Bel
Hema
Rairkar et Guy Poitevin
Centre
de Recherche Coopérative en Sciences Sociales (CCRSS, Pune, Inde) <http://ccrss.ws>
Support de conférences. Festival Inde-Mayenne, avril 2002.
Neuf mois et neuf jours durant je suis restée dans l'obscurité
Ce dont tu as besoin est à portée de ta main, mais tu ne sais
pas où le prendre.
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Les sociétés humaines sont bien autre chose que des collections parfaitement inventoriées d'objets culturels, des vitrines de musée ou des édifices immobiles dont on ferait le tour sans difficulté.
On pourrait par exemple séjourner plusieurs années dans un village indien sans rien apprendre des chants de la mouture... Ce n'est pas seulement que le moulin mécanique ait remplacé, presque partout, les meules de corindon que les femmes font tourner dans la pénombre matinale; car les femmes continuent à chanter dans d'autres circonstances. C'est plutôt que le regard et l'entendement d'un citadin -- à plus forte raison d'un étranger -- glissent sur tout ce qui n'est pas exposé au monde extérieur.
Chanter en faisant tourner un moulin -- chanter pour soi -- fait partie de ces savoirs "domestiques", ceux qui ne sont pas légitimisés par une autorité de la sphère sociale. "Ces chants, nous ne les avons jamais appris, nous les avons toujours sus!" s'exclament les femmes quand on les interroge sur l'origine du répertoire. Une tradition qu'elles appellent parfois leur "Veda", leur connaissance, par analogie avec le savoir formel des brahmanes. Mais qui veut bien prêter l'oreille à une musique sans auteur ni auditeur?
En s'intéressant au savoir domestique, aux racines de ce qu'il est convenu d'appeler une "culture populaire", on ne peut manquer de s'interroger sur sa propre culture, ses valeurs, ses croyances et ses dogmes, enfin sur le sens des mots qu'elle utilise pour les articuler... L'anthropologie, dit Mondher Kilani (1989), pourrait être définie comme un exercice de "traduction de cultures". On aborde en effet la culture de "l'autre" comme on apprend à parler une langue étrangère. Plus on progresse, plus on risque de s'illusionner en se prenant pour un clone du locuteur natif. Car "apprendre" une langue ne veut pas dire enregistrer un matériau neutre, mais plutôt adapter le modèle phonologique, les réflexes articulatoires et les structures linguistiques de sa langue maternelle à ceux de la langue étrangère. Il arrive un moment où l'autochtone cesse de nous corriger. C'est alors que nous oublions la spécificité de l'autre.
Il y a, de la même façon, dans toute culture, un réservoir de connaissances et de pratiques qui échappe à l'attention du visiteur. C'est comme un lac dont on ne verrait que la surface. Certes, une surface brillante et rassurante, parce qu'elle reflète sa propre image... Mais dans les profondeurs réside autre chose, un savoir inaccessible. Non pas qu'il soit délibérément caché, ou réservé à une élite, mais paradoxalement parce qu'il fait partie du patrimoine commun à un tel point que personne ne songerait à l'enseigner.
Il faut un concours de circonstances pour trébucher et se retrouver immergé dans cet univers. Comme Gontran de Poncins, l'auteur de "Kablouna" (1991) qui raconte son entrée dans le monde eskimo, par la force des choses, le jour où des Inuits ont vidé son sac d'explorateur et distribué tout ce qu'il avait emporté pour sa "survie"! Comme Eric de Rosny, missionnaire catholique confronté au monde des guérisseurs et "sorciers" du Cameroun, qu'il décrit dans "Les yeux de ma chèvre" (1981). Comme les animateurs de VCDA (l'Association pour le Développement Communautaire Villageois) au Maharashtra, qui un beau jour se sont aperçus que les chants de la mouture n'étaient pas de simples ritournelles... Personne ne leur avait jamais signalé l'importance de ces chants, malgré leur omniprésence dans la rhétorique des femmes paysannes.
S'il existe un monde réfractaire au regard occidental, c'est bien celui de la naissance (et de la mort)... Refoulés au delà de l'acceptable dans les pays industrialisés, et malgré tout incontournables, ces deux moments essentiels de la vie humaine ont été relégués au milieu médical, un univers de savants et de techniciens, une cathédrale de l'urgence où l'on parle de prise en charge, de risques, de procédures et de rentabilité.
La naissance et la mort, pour les "civilisés", sont devenues des catastrophes naturelles au quotidien.
Rien de surprenant à ce que l'on regarde habituellement la naissance dans les sociétés rurales du Tiers-Monde par le petit bout de la lorgnette. Et que défilent les sempiternels clichés sur la mortalité infantile, l'irresponsabilité des institutions et le sort abominable de femmes privées de toute assistance médicale. On parle vite et fort, en tirant la sonnette d'alarme. Car il faut bien faire quelque chose, n'est-ce-pas? Les ONG se mobilisent, avec leur armada d'infirmières, de médecins et de sages-femmes bien décidés à mettre un terme à ces pratiques d'un autre âge...
Yves Grandbesançon (1996) écrit, à propos de cette logique de l'urgence humanitaire:
A une idée simple, celle d'un Tiers-Monde humilié et exploité, succède aujourd'hui une autre idée tout aussi simpliste, celle d'un Tiers-Monde perdu et sans espoir. [...] L'urgence est ainsi devenue un principe fondateur prenant le pas sur la coopération et l'aide au développement, voire les discréditant.
25% des naissances en Inde ont lieu dans une institution médicale. Le reste, qui correspond à presque toute la population rurale, ce sont des naissances à domicile, pour la plupart non médicalisées, "non-assistées" comme disent les rapports officiels. Une enquête en milieu rural, au Rajasthan, révèle qu'en 1992-1993, 92% des naissances ont eu lieu dans ces conditions.
Et si tout cela n'était que reflets à la surface du lac?
Tulsi Patel, sociologue à New Delhi, étudie ces chiffres plus en détail (Patel 2003). Elle cite une enquête nationale de santé familiale (NFHS), au Rajasthan, selon laquelle en 1992-1993, 42% des accouchements ont été accompagnés par une sage-femme traditionnelle, rémunérée ou non, 39% par une personne de la famille ou des proches, 7% par un médecin et 10,4% par une infirmière ou une sage-femme diplômée. Mais le total de ces chiffres s'élève à 98,4%... Les 1,6% non mentionnés dans l'étude sont en fait des femmes qui ont accouché seules. Tulsi se demande avec raison pourquoi les chercheurs laissé de côté ces 1,6%, et ce qu'une telle omission nous apprend sur les a priori de l'enquête...
Pour ce qui est des statistiques périnatales, en Inde, on dispose de quelques études anciennes publiées par des organismes officiels ou des ONG. En 1994, selon le CSSM, la mortalité périnatale des femmes indiennes était entre 3 et 5 pour mille contre 0,05 à 0,25 pour mille dans les pays industrialisés (Bajpai & Sadgopal 1996, p. XV). Selon l'UNICEF, la mortalité infantile avant l'âge d'un an était en 1995 de 8,1 %, soit quatre fois plus élevée que la moyenne mondiale. Ces chiffres ne nous renseignent pas directement sur la mortalité infantile périnatale.
Ce que d'autres études montrent, par contre, c'est que la mortalité périnatale des femmes et des enfants régresse considérablement lorsque les conditions sanitaires s'améliorent, même si les pratiques d'accompagnement de la naissance sont inchangées. Pauline Kolenda (1998) constate que "l'énorme déclin de la mortalité infantile, depuis l'Indépendance, s'est produit pour ainsi dire sans hospitalisation de la naissance." Ce qui converge avec d'autres observations dans les pays industrialisés: en Grande Bretagne, la mortalité périnatale a fortement décru dans la période 1950-1970, une amélioration que certains mettent au crédit de la médicalisation de la naissance. Or, les chiffres se sont stabilisés après 1970, lorsque les conditions sanitaires ont cessé de s'améliorer, alors que la médicalisation franchissait de nouvelles étapes. (Tew 1998)
Pour des populations de niveaux socio-économiques comparables, en Inde, la mortalité périnatale est aussi élevée (parfois plus) dans les dispensaires médicaux qu'à domicile. La médecine est certes capable de traiter les cas d'urgence, mais elle augmente aussi, par l'effet pervers du déclenchement artificiel ou de ses interventions sur le déroulement de l'accouchement, les risques d'infection et de complications obstétricales.
Essayons de pénétrer par cette faille des 1,6% laissés pour compte dans l'enquête au Rajasthan. L'analyse a été menée par des professionnels de la santé formés à l'école occidentale, dont le principal objectif est de mettre en évidence les pratiques dominantes, afin de les corriger si nécessaire. Mais l'anthropologue poserait le problème différemment: avant de négliger ce qui compte pour si peu dans les statistiques, essayons de comprendre à côté de quoi nous allons passer. Peut-être un fait culturel important, mais qui se dérobe à nos yeux parce que nous l'avons depuis longtemps écarté notre propre culture? Essayons donc de contempler un moment l'Occident du "haut" de ces 1,6% de naissances marginales en Inde...
C'est un chiffre trois fois supérieur à celui des naissances à domicile en France... Une pratique que l'on n'évoque plus guère, de nos jours, si ce n'est pour en dénoncer les "risques". Pourtant, dans une étude comparative récente des techniques d'accouchement en France et aux Pays-Bas, Akrich et Pasveer nous apprennent que plus du tiers des accouchements, aux Pays-Bas, se font encore à domicile, avec très peu de moyens techniques, contre 0,5% en France. L'analgésie péridurale, pratiquée aujourd'hui sur près de 80% des naissances en France, ne l'est que pour 15% des accouchements néerlandais. Tout cela avec des résultats comparables en termes de mortalité et morbidité périnatales. Leur étude converge avec celles qui montrent que la médicalisation de la naissance n'est pas un facteur d'amélioration des statistiques périnatales (par exemple, Wiegers et al. 1996). Il faut ajouter à cela des critères qualitatifs qui n'entrent pas dans les statistiques, notamment la gratification, pour les parents qui font ce choix, de vivre une naissance dans l'intimité du foyer.
Une fraction de la population, en Europe et en Amérique du Nord, ne se retrouve pas dans le discours faussement sécurisant du "tout-médical" à propos de la naissance. On assiste, par vagues, à des prises de conscience du "mal-naître" qui s'expriment par la revendication d'un libre choix pour ce qui est de l'accouchement. Une naissance "citoyenne": libre, informée, responsable... C'est un thème récurrent dans les films et les écrits de Bernard Martino (1985; 1999), "Naissance médicalisée: le viol du 20e siècle" de Leilah McCracken (1999), ainsi que de nombreux articles publiés par des journaux professionnels comme "Midwifery Today" aux USA et "Les Dossiers de l'Obstétrique" en France. (Voir le portail francophone "Naissance": <http://portail.naissance.asso.fr>)
Pour ce qui est de l'analgésie péridurale, par exemple, on a mesuré les risques qu'elle fait courir à un nouveau-né dont l'organisme n'a pas encore développé les résistances nécessaires aux produits administrés à sa mère. Dans son exposé "L'express de l'épidurale", Nancy Griffin (1998) cite les travaux scientifiques évaluant les effets de cette toxicité. Bertil Jacobson et Karen Nielberg (1990), qui travaillent avec des toxicomanes, ont mesuré que, dans une même famille, les enfants nés sous analgésie ont beaucoup plus de chances que leurs frères et soeurs de devenir "accros" du même type de drogue que celle utilisée pour le "confort" de sa mère.
Les observations des neuropsychologues sur le maternage des nouveaux-nés chez les primates, et les études comparatives de cultures "primitives", comme celle de James Prescott (1975), ont établi d'autre part une corrélation forte entre une prédisposition à la délinquance et la privation d'affection physique au cours des toutes premières étapes de la vie. Les corrélations entre le suicide des adolescents et leur histoire périnatale ont fait l'objet d'études comme celle de Salk et Lipsitt (1985).
En Amérique du Nord, le nombre insignifiant de naissances à domicile, environ 1% -- toujours moins que ce que le NFHS avait négligé de mentionner au Rajasthan -- correspond à un birth movement très revendicatif de parents conscients de l'impasse de la surmédicalisation et qui préfèrent donner la vie dans une atmosphère sereine, en présence de sages-femmes non-interventionnistes le plus souvent formées hors de l'institution médicale (Bel B. & A. 2003). Parfois, même, ces naissances se déroulent sans autre présence que celle du futur père ou d'amis proches. Dans ces conditions, le taux de césariennes dépasse rarement 1 ou 2%, alors qu'en milieu hospitalier il atteint une moyenne de 20% en France, 25% aux Etats-Unis, 30% en Colombie Britannique, 50% à New Delhi et jusqu'à 80% dans certaines villes du Brésil... Cette extrême variabilité du taux d'interventions chirurgicales révèle que dans la plupart des cas celles-ci ne correspondent pas à des réelles situations d'urgence, même si l'on sait par ailleurs (comme le révèle une étude publiée par le British Medical Journal du 15 août 1998) que seize fois plus de femmes meurent en couches sous césarienne que lors d'un accouchement par voie naturelle.
Il faut garder en tête toutes ces données nouvelles quand on aborde la naissance chez les "non-civilisés". Pouvons-nous encore affirmer que l'unique réponse au problème -- bien réel -- de la mortalité infantile en Inde rurale serait de systématiser la prise en charge médicale des accouchements? Ne serait-il pas opportun d'inclure les nombreux facteurs influant sur les mortalités périnatale et infantile, notamment la sous-alimentation, l'approvisionnement difficile en eau potable, l'insalubrité, la répartition inégale des ressources, la violence sociale, les grossesses indésirées, le trop jeune âge des parturientes, etc.?
Il semblerait que le gouvernement indien ait adopté une vision réaliste prenant en compte les dimensions socio-économiques du problème, puisqu'il a mis en place, sur tout le sous-continent, un programme visant à procurer aux sages-femmes villageoises traditionnelles un complément de formation dans les centres de soins primaires du Département de la Santé. Ainsi, le gouvernement indien reconnaît la compétence et le savoir pratique de ces sages-femmes et les autorise officiellement à exercer... Mais qui sont-elles? Comment sont-elles perçues par la population rurale? Cette formation contribue-t-elle réellement à améliorer leurs pratiques d'accompagnement de la naissance?
Il ne faut pas non plus se leurrer à propos de cette reconnaissance officielle. Car, si le gouvernement indien accorde aujourd'hui un statut officiel aux sages-femmes traditionnelles, ce n'est pas tant pour valoriser une pratique locale que par réalisme économique. On sait que la grande majorité de la population rurale n'a pas accès aux soins hospitaliers pour les accouchements et que la médicalisation du monde rural prendra beaucoup de temps. On demande donc à ces sages-femmes traditionnelles d'assurer la transition vers une médicalisation systématique de l'accouchement à long terme.
Notre premier contact avec une suin -- c'est ainsi que l'on désigne, en Marathi, les sages-femmes traditionnelles -- a été purement fortuit. En avril 1996, Bernard se trouvait avec une équipe du CCRSS à Sawargaon, à l'est du Maharashtra, pour un travail de documentation sur les chants de la mouture. Sawargaon fait partie d'un ensemble de villages "réhabilités" après la construction du barrage de Majalgaon: une juxtaposition de cubes de béton sur un terrain aride...
Les habitants du village avaient été prévenus qu'une équipe viendrait les enregistrer "pour la télé". Deux jeunes brahmanes s'étaient donc parées, pour l'occasion, de leurs plus beaux saris et bijoux. Elles étaient en train de moudre et de chanter, dans une pièce minuscule où s'était rassemblé tout le village, lorsque sont entrées deux petites vieilles au regard malicieux: Badade Paru et sa soeur Jagtap Dhura, alias "Dharubai".
Les deux soeurs se sont campées en face de la caméra et se sont mises à chanter sans se soucier des brahmanes en train de s'égosiller en arrière-plan. Elles ont chanté un texte composé par Dharubai pendant son travail agricole. Dharubai aime parler de la disparition du village, des promesses non tenues par les politiciens corrompus... "On dit quelque chose par devant, mais on entend autre chose par derrière!"
Après une dizaine de minutes, les jeunes brahmanes se sont levées, dépitées, et ont quitté la pièce malgré nos protestations. Parubai leur a lancé au passage: "Mangez moins de beurre, vous chanterez mieux!"
C'est ainsi que Dharubai et Parubai ont fait partie, avec Gangubai de Tadkalas, des portraits autobiographiques que nous avons tenté d'esquisser à l'occasion d'autres visites dans cette région du Maharashtra.
Dharubai est ce qu'on pourrait appeler une "femme de caractère". De caste maratha, propriétaire de parcelles cultivables, elle refuse de partager la maison de ses fils, qu'elle considère tous comme des incapables. Elle vit pour cela dans le plus grand dénuement, louant ses services comme ouvrière agricole pour un salaire de misère. Elle dit que c'est pour faire honte à ses ivrognes de fils! En même temps, cette femme prête de l'argent à des nécessiteux... Elle se place volontairement au bas de l'échelle sociale, elle qui est en fait une des personnes les plus importantes du village. Car c'est une suin, une sage-femme, qui règne sur la naissance, la fertilité, la vie et la mort...
| Les sages-femmes indiennes sont souvent des femmes de basse caste, voire des intouchables, car on dit qu'elles sont souillées par le contact avec le sang et les fluides de la naissance. Mais ce n'est qu'une pollution occasionnelle. Les notions de pureté, de hiérarchie sociale et d'appartenance religieuse sont la plupart du temps bousculées dans le quotidien de la vie rurale. On trouve donc des sages-femmes dans toutes les communautés, des maratha comme Dharubai, et même des brahmanes qui transgressent les interdits en assistant aux accouchements de femmes de basse caste. Près de Gomoh, au Bihar, des sages-femmes hindoues officient dans les communautés tribales qui ont un statut social encore plus bas que les intouchables. |
Andréine a rencontré une suin musulmane très réputée, Sheikh Zahida, de Naudare (district de Pune), qui a été formée par son père guérisseur. Il aidait les femmes à accoucher, les yeux bandés pour respecter leur pudeur. Zahida dit de lui: "Il ne pouvait rien voir, mon père, mais moi je n'avais pas les yeux dans la poche!" (A. Bel 1998)
Les sages-femmes traditionnelles, en Inde, ne sont pas des "professionnelles" au sens où on l'entendrait en Occident. Elles ne perçoivent en effet qu'une rémunération symbolique pour leurs services: des bracelets, un sari, un corsage ou un peu d'argent. Pour donner un ordre de grandeur, une famille modeste peut dépenser environ une trentaine de roupies, soit une journée de salaire d'ouvrier agricole, pour offrir un gage de gratitude à la sage-femme qui les a aidés.
Ce chiffre mérite d'être comparé avec la rémunération moyenne d'une sage-femme libérale, en Amérique du Nord, dont l'ordre de grandeur serait un mois de salaire ouvrier. Ce rapport de 1 à 30 est à nos yeux significatif, car la rémunération est un indicateur du degré de responsabilité pénale endossé par la sage-femme. Une sage-femme occidentale s'engage contractuellement auprès de son client. Elle "prend en charge" l'accouchement et doit répondre des conséquences de son mauvais déroulement. Il arrive qu'elle soit traînée devant les tribunaux et condamnée pour négligence à la suite de problèmes survenus dans les jours qui suivent la naissance.
La sage-femme indienne n'endosse pas ce type de responsabilité. Elle exerce en principe un métier, par exemple comme ouvrière agricole, et met son talent au service de la collectivité. Alors que, dans l'anonymat des cités industrielles, on a besoin de garanties pour engager une personne en fonction de sa qualification professionnelle, la collectivité rurale -- autrement dit le village -- est à même d'évaluer la compétence de ceux qui la servent. Dans un village, la sage-femme ou le guérisseur traditionnel qui obtiennent de mauvais résultats cessent naturellement d'exercer, ce qui n'est pas un drame en soi puisqu'ils ne dépendent pas de cette activité pour assurer leur pain quotidien.
On n'exige donc pas de la sage-femme traditionnelle qu'elle "prenne en charge" l'accouchement. Comme le souligne Tulsi Patel, la naissance d'un enfant est avant tout le problème des parents, de leurs proches et de tout le village. De la même manière que les travaux agricoles sont souvent effectués en commun, comme en France il y a cinquante ans pour les moissons, une naissance est un événement qui implique la communauté dans son ensemble.
Tant qu'elle est jeune, la mère en couches n'a pas beaucoup de choix sur la manière de procéder. Pour son premier enfant, elle retourne en général chez sa mère. C'est une occasion unique d'être choyée et libérée des tâches quotidiennes qui lui incombent en tant que jeune épouse, ainsi que, fréquemment, des brimades qu'elle subit de sa belle-famille. Le premier accouchement a donc souvent lieu en présence de la mère, une mère qui l'assiste comme le ferait une sage-femme. Dans toute famille pauvre on ne dérange la suin, la sage-femme experte, qu'en cas de complication.
Ma fille accouche pour la première fois dans ma maison
Je te dis, voisine, je suis en train de préparer de la poudre de gingembre séché et du sucre pour elle.
(Tara Ubhe)
Les naissances suivantes ont lieu dans la maison du mari ou dans une maison du même village. La sage-femme se présente dès le début des contractions si les accouchements précédents n'ont pas été faciles. D'autres personnes peuvent assister à l'accouchement: belle-mère, belles-soeurs, voisines et amies, ainsi que leurs enfants en bas-âge... Rassemblées autour de la parturiente, les femmes papotent et font ce qu'on attend d'elles dans une pareille situation: massages, application de compresses, soutien par la taille, le tout accompagné de chants et de plaisanteries! Les hommes se rassemblent sur la véranda. Ils n'ont pas le droit d'entrer mais doivent se tenir prêts à distribuer du thé, faire chauffer de l'eau ou appeler la sage-femme. C'est ainsi que se passent les 39% d'accouchements répertoriés comme "non-assistés" dans l'étude sur le Rajasthan.
Certaines femmes développent de cette manière une grande expertise de l'accompagnement de la naissance. Elles deviennent des "sages-femmes", au sens littéral du terme. Il n'y a donc pas d'apprentissage formel en dehors de l'expérience acquise en accompagnant des naissances. Il ne faut pas oublier que la naissance est omniprésente dans un village indien. Celle des bébés humains, mais aussi celle des animaux domestiques, autant d'occasions de s'instruire. Ainsi Sona Shedge, une sage-femme du Maharashtra, est fière d'annoncer qu'elle a déjà assisté vingt-quatre femmes, huit vaches, une bufflesse et dix-neuf brebis...
On conçoit que, progressivement, une femme qui développe sa sensibilité à ce moment privilégié de la naissance se passe de plus en plus facilement de toute assistance technique pour ce qui est de ses propres accouchements. Certaines déclarent qu'elles ont accouché seules, obéissant à un instinct bien connu des mammifères. Voilà pour les 1,6% oubliées des statistiques: ce sont pour beaucoup, justement, les véritables expertes de la naissance physiologique...
Les sages-femmes les plus célèbres ont toutes ce qu'on appelle à les campagne "des mains de guérisseuses". Des mains qui savent, par exemple, accompagner les tensions des hanches après l'accouchement, en permettant ainsi au bassin de retrouver sa place.
Andréine raconte que les sages-femmes âgées qu'elle a rencontrées mettaient fréquemment à l'épreuve son propre savoir et sa capacité à l'exercer en tant que rebouteux. Quant à l'échange d'informations, il s'effectue souvent par d'autres canaux que celui de la parole:
Le jour où j'ai rencontré Bhusya Devi à Gomoh, dans le Bihar, elle m'a demandé de m'étendre et m'a expliqué sa manière de procéder en manipulant mon ventre. J'avais déjà remarqué son comportement particulier, un an plus tôt, à l'occasion d'un séminaire organisé par le groupe Matrika. Lorsqu'on lui a demandé de se présenter, au début de la rencontre, elle s'est levée, a balayé l'assistance d'un regard circulaire, puis s'est rassise sans prononcer un mot. (A. Bel 1998)
Les sages-femmes traditionnelles, en Inde, connaissent des préparations à base de plantes et de produits du terroir. Elles pratiquent des incantations et prodiguent de nombreux conseils, notamment pour ce qui concerne la sexualité et la fertilité.
Elles ressemblent probablement à ces milliers de femmes occidentales qui ont fini comme "sorcières" sur les bûchers de l'Inquisition -- les premières victimes du "pouvoir médical"... Ces femmes nous renvoient l'image d'un monde judéo-chrétien épouvanté par tout ce qui échappe à son contrôle et obsédé par le refoulement de l'animalité en l'Homme. Quoi de plus incontrôlable que la sexualité féminine? Quoi de plus imprévisible qu'un accouchement? Michel Odent, un chirurgien qui dans les années 70-80 dirigeait le service de maternité de la clinique de Pithiviers, déclare à ce sujet:
L'expérience nous montre que, quand le bébé va naître facilement, il y a un moment où, de toute évidence, on a l'impression que la femme est sur une autre planète. Elle ne sait plus ce qui se passe autour, parce qu'elle a réduit l'activité de son néocortex. Cette réduction de l'activité de l'intellect est l'aspect le plus important de la physiologie de l'accouchement, surtout chez les êtres humains sur un plan purement pratique. On comprend aisément que tout ce qui peut stimuler le néocortex d'une femme en train d'accoucher risque d'inhiber le processus d'accouchement. (Odent 1998)
Dans les hôpitaux modernes, on s'arrange, par des moyens apparentés au dopage -- tant décrié -- des sportifs, pour que le "travail" se termine au plus vite afin que des équipes soignantes qualifiées soient au service du plus grand nombre de mères pendant les heures ouvrables -- alors que la plupart des accouchements non provoqués se déclenchent la nuit... Mais, s'il est aujourd'hui devenu caricatural, ce détournement du processus naturel de la naissance a commencé à une époque bien plus ancienne:
Avec l'obstétrique, dès le 16ème siècle, les barbiers, les chirurgiens puis les médecins se sont attribués le pouvoir de contrôler le processus naturel de la naissance. Les sages-femmes, celles qui connaissaient la capacité des femmes à accoucher elles-mêmes, et qui les guidaient vers la découverte de ce potentiel, n'ont préservé leur statut qu'en imitant le modèle médical, celui de la maîtrise du processus et du traitement des "anomalies"... (A. Bel 2000)
La difficulté que les "civilisés" éprouvent à communiquer avec les sages-femmes traditionnelles, en Inde, est donc liée à une carence séculaire de leur expérience sensible de l'accouchement. C'est pourquoi la plupart des observateurs se contentent d'effleurer la surface sans se risquer à "plonger" à la recherche d'un savoir oublié. On fait d'elles une description folklorique, en mettant l'accent sur tout ce qui échappe au bon sens des gens instruits, tantôt pour glorifier les sages-femmes comme des êtres hors du commun, mais le plus souvent pour condamner leur manque d'instruction et se gausser de leurs croyances superstitieuses. |
Des sages-femmes nord-américaines, imbues de leur connaissance obstétricale et exaltées par une vision New-Age des traditions séculaires en Inde, viennent à leur rencontre et ne trouvent rien de mieux que leur enseigner les "bonnes manières". Comme par exemple cette habitude de mettre l'enfant au sein dès la naissance, conformément aux recommandations de l'OMS, alors que dans le sous-continent indien il est coutumier d'attendre que le bébé ait expulsé le meconium et manifeste spontanément son envie de téter -- un réflexe qui peut survenir deux ou trois jours après une naissance non traumatisante. (Lire à ce sujet: ""Hypnosis" in breastfeeding -- a debate", Bel et al. 1999)
L'attraction qu'exerce le système médical sur une population en demande de modernité est considérable. Kusum Sonavne commente:
Le docteur a un diplôme suspendu à son cou, il parle un langage incompréhensible, il a lu beaucoup de livres, il porte des vêtements blancs. Tout cela contribue à susciter la crainte et le respect dans l'esprit des simples gens.
Mathu Bawadhane ajoute:
Nous pouvons assister des accouchements difficiles. Mais aujourd'hui les gens n'ont plus aucune patience. Ils se rendent à l'hôpital au moindre problème. Les jeunes femmes pensent qu'il y a des risques et que leur vie pourra être sauvée de cette manière.
La différence de traitement des femmes de basse condition sociale à l'hôpital et auprès d'une sage-femme traditionnelle est flagrante pour celles qui ont connu les deux systèmes. En premier lieu, l'accouchement à l'hôpital demande un effort financier qui peut représenter plusieurs mois de salaire d'un ouvrier rural -- jusqu'à 10 000 roupies, un an de salaire, en cas de césarienne... |
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Avant d'entrer à l'hôpital il faut se décider sur le montant qu'on est disposé à payer. On ne nous accepte pas si nous ne commençons pas par donner de l'argent. Lorsque la mère ou l'enfant meurent, il faut quand même payer.
Ce qui choque encore plus les villageois, c'est l'absence de relation humaine qui contraste radicalement avec ce que nous avons décrit de l'accouchement traditionnel.
Quand une femme pauvre arrive à l'hôpital, le docteur la traite avec agressivité. Quelquefois les infirmières lui donnent des coups. Les infirmières ne nous touchent même pas. Elles n'acceptent pas la présence à nos côtés des membres de notre famille qui ont fait le chemin avec nous pour nous soutenir. Elles-mêmes nous abandonnent souvent, seules avec nos terribles douleurs. L'infirmière nous ordonne de monter sur le lit dans la salle de travail, mais jamais elle ne tendra la main pour nous aider.
Si nous nous plaignons, elles nous traitent avec sarcasme, se moquent de nous, ce qui est très blessant. Et si nous crions trop fort elles nous donnent parfois des gifles. Ce sont pourtant des femmes!
A l'hôpital, il faut faire ce qu'on nous dit, sans commentaire. Nous avons l'impression de tendre notre cou à un boucher. C'est de plein gré que nous sommes venues à l'hôpital. Alors, si nous protestons, on nous rétorque que nous n'avions qu'à rester chez nous, on nous menace de nous expulser. Et nous, nous restons parce que nous avons peur de mourir.
A l'hôpital on nous fait allonger sur le dos. On nous incise le vagin pour l'élargir. Notre corps est abîmé sans aucune raison... Après la naissance nous sommes mortes de faim, mais c'est tout juste si on nous donne une tasse de thé et quelques biscuits. A l'hôpital il y a de fortes lumières, des ventilateurs, des draps blancs et les gens aussi sont habillés de blanc.
Dans son étude sur le Rajasthan (2003), Tulsi Patel décrit la manière dont la population d'un village perçoit la naissance hospitalisée. Ce qui choque le plus les gens, hormis les mauvais traitements infligés aux femmes de basse condition sociale, c'est la manière, à leurs yeux aberrante, dont est traité l'enfant dans les heures qui suivent la naissance.
Sakhu Shedge, une suin du Maharashtra, dit par exemple:
A l'hôpital, le docteur coupe le cordon ombilical dès que le bébé est sorti. Le résultat, c'est que souvent beaucoup de sang est perdu et l'enfant reste faible toute sa vie. Au contraire, nous attendons que le cordon ait cessé de battre et repoussons le sang vers le bébé. C'est quand le cordon est immobile que nous le coupons.
Le cordon doit relier le nouveau-né au placenta tant que sa respiration pulmonaire n'est pas fermement établie. Au Rajasthan, l'enfant est posé plus bas que sa mère, jusqu'à l'expulsion du placenta, pour recevoir du sang en réserve dans le placenta. Il bénéficie ainsi d'un apport qui peut atteindre 40% du volume sanguin total. Enfin, les sages-femmes du Bihar et du Maharashtra savent réanimer un nouveau-né trop faible en plongeant le placenta dans de l'eau chaude et en frottant énergiquement le cordon. Toutes ces techniques ne sont pas pratiquées dans les hôpitaux. On se contente de couper le cordon immédiatement, quitte à faire subir à l'enfant, en cas de besoin, un traitement de réanimation des plus traumatisants.
Les massages et bains prodigués à l'enfant, son contact ininterrompu avec la mère, l'hygiène alimentaire dont celle-ci bénéficie après l'accouchement, et, toujours, la compagnie rassurante des parents et amis, sont autant de facteurs qui par leur absence accentuent le côté déshumanisant de la naissance médicalisée, en comparaison avec les pratiques traditionnelles. Lorsque les gens ont le choix entre les deux systèmes, celui-ci ne s'effectue pas toujours en faveur de l'hôpital, malgré une forte propagande sécuritaire véhiculée par le système éducatif. Des villages entiers du Maharashtra boycottent les hôpitaux. Et dans les bidonvilles de Bombay, de nombreuses familles pauvres ont de nouveau recours aux services des sages-femmes après de douloureuses expériences d'accouchement à l'hôpital.
Andréine Bel raconte ainsi son premier entretien avec une sage-femme traditionnelle, et le souvenir de son propre accouchement qu'il a réactualisé en elle (Bel 1998).
Par un heureux hasard, je fis l'interview de Dharubai au village de Sawargaon, le 23 mars 1997, pendant le tournage d'un documentaire. Elle parlait en présence de membres de sa famille et de quelques autres sages-femmes.
Au fur et à mesure des questions simples que je lui posais -- que faire pour soulager la douleur, qu'elle position adopter pour accoucher facilement, quand couper le cordon, faut-il intervenir pour faire sortir le placenta -- le film de mon propre accouchement solitaire, il y a dix sept ans, se déroulait en fond de scène. Les réponses de Dharubai allaient toutes dans le sens de ma propre observation, sauf en ce qui concerne le placenta. Elle affirmait qu'il ne peut sortir sans l'aide d'un massage ventral. Mais, pour le reste, c'était un accompagnement fait de confiance, de patience, de non-intervention qu'elle décrivait.
Et soudain, tout en l'écoutant, je me rendis compte que je n'étais plus seule.
Je retrouvai chez cette femme la même force "sauvage" et simple qui m'avait envahi lors de mon accouchement. La même évidence que la femme, depuis que le monde existe, "sait" accoucher, qu'elle n'a qu'à puiser dans l'immense réservoir de connaissance collective auquel elle peut se relier à volonté. Cette connaissance plonge elle-même ses racines dans l'histoire de l'humanité, dans le phénomène de la naissance et de la mort. La femme devient gardienne de son espace de liberté, jamais égalé, celui de donner naissance en s'insérant dans un processus créatif.
Ces "sorcières" parlent de rêves, d'intuition, comme de maîtres qu'elles savent écouter et interpréter. L'expérience est bien sûr leur outil principal. Mais la technique s'efface pour céder la place à une écoute active.
Dharubai a "accouché" tout un village. Elle est entourée de femmes comme elle, pratiquant des accouchements sans aucune assistance médicale, revendiquant un savoir qui se transmet de femme à femme.
Une femme qui masse le ventre de l'accouchée pour prévenir les hémorragies, la baigne de décoction de feuilles de neem pour écarter tout risque d'infection.
Une femme qui baigne et masse le nouveau-né pour délier toutes les tensions que la naissance a pu occasionner et lui donner force et énergie.
Qui masse les seins de la mère pour qu'ils ne s'engorgent point, ou qu'ils se gonflent de lait.
Tout ceci au nez et à la barbe des diplomés en obstétrique et pédiatrie.
Ce jour-là, je résolus d'étudier en profondeur ce savoir domestique, tellement simple qu'il passe inaperçu, tellement méconnu qu'il est nié alors qu'il concerne 70% des accouchements en Inde. Je résolus de confronter ce savoir à mon expérience, à ce que j'avais appris du seitai japonais, et aux données de l'obstétrique moderne. En 1997-98, je rencontrai des sages-femmes de différentes régions du Maharashtra et du Bihar. J'interrogeai aussi des obstétriciens et pédiatres de Puné et Pondichéry.
Réunion de suin, sages-femmes traditionnelles du
Maharashtra (Andgaon, 25/9/99)
Au premier rang: Ahirbai (du hameau
Atalwadi, village Andgao), Kadambai (village Vegre), Ubhébai, Anusaya
Pandekar (village Lawarde). Au deuxième rang: Yasoda Kamble (Kolawade),
Matabai Marne (Lawarde), Kudalebai (village Jated), Ubhé Lila (Kolawade),
Marnebai (village Siddheswhwar).
A la suite de ces premiers contacts s'est instaurée une dynamique d'échange entre un groupe d'animateurs sociaux de Puné et les suin du Maharashtra. Dans le cadre des ateliers d'auto-éducation sur la santé organisés par l'Association pour le Développement Communautaire Villageois (VCDA), la question des sages-femmes traditionnelles a été soulevée dès novembre 1997.
En mars 1998, Tara Ubhe, Kusum Sonavne et huit autres animatrices de VCDA ont lancé un programme de recherche-action couvrant quatre cantons ( taluka) du district de Puné. La région concernée fait partie des collines de l'ouest du Maharashtra.
| L'objet de ce travail d'animation sociale est la revalorisation de l'accompagnement traditionnel de la naissance. Le savoir populaire indigène étant autonome ne nécessite aucune validation ni reconnaissance officielle par des experts étrangers à la culture rurale. Cette priorité donnée à un savoir indigène menacé par la culture technocratique dominante est la pierre d'achoppement d'une politique de développement alternatif centré sur l'humain. La question que se posent les travailleurs sociaux est donc: "Comment les sages-femmes traditionnelles peuvent-elles reconquérir la reconnaissance et le statut dont elles bénéficiaient dans la société rurale?" |
Hema Rairkar écrit:
Cent-vingt huit suin ont participé volontairement à 23 rencontres destinées à revaloriser leur statut grâce à un partage des expériences et des savoirs. Elles pratiquent toutes régulièrement l'accompagnement de la naissance.
Ces sages-femmes appartiennent à neuf castes différentes, des communautés d'agriculteurs et d'artisans les plus haut placées aux castes tribales ou "intouchables".
A peu près 90 d'entre elles sont âgées d'une soixantaine d'années et ont accumulé une riche expérience pendant 32 à 40 ans de pratique. Quand nous leur avons demandé combien d'accouchements elles avaient accompagnés, nous nous sommes rendu compte qu'elles n'avaient jamais pensé aux statistiques et que notre question leur paraissait quelque peu saugrenue. Elle se sont écriées: "Nous avons fait plus d'accouchements qu'il y a de cheveux sur notre tête et de poils sur nos bras!"
Les 38 autres sages-femmes sont relativement plus jeunes; elles ont à leur actif entre cinq et quarante accouchements chacune. (Rairkar 2003)
Hema Rairkar (à droite) dans la réunion de sages-femmes
à Andgaon
Le groupe de travail organise régulièrement des réunions de ces sages-femmes pour qu'elles échangent leur expérience, qu'elles perfectionnent leur savoir-faire, et que les plus âgées s'efforcent d'entraîner les plus jeunes. Courant 1999, Hema nous a écrit:
L'objectif est aussi de maintenir avec les communautés cette relation humaine en symbiose qui caractérise le système de relation de la sage-femme traditionnelle que le système médical moderne met en péril. (Ce n'est pas seulement, ni même a priori , un savoir-faire technique.) La réponse des sages-femmes traditionnelles est enthousiaste, et les communités locales d'autant plus heureuses, confiantes et fières de leurs accompagnatrices de naissance.
Seules trois sages-femmes (sur 128) nous ont fait part du décès de trois femmes (une chacune) pendant les accouchements qu'elles ont assistés. Elles aident les femmes dans les champs, dans la forêt, au sommet des collines, près des rivières, etc. Mais aucune mère n'a jamais contracté d'infection, et aucun enfant n'est mort. Ces sages-femmes font face à des situations difficiles comme les bébés en position transverse, les présentations par le siège, les jumeaux, les fausses-couches, etc., avec un succès total.
Les réunions de sages-femmes sont aussi pour elles l'occasion de parler de leurs confrontations avec l'institution médicale.
Le docteur Waghmare, du district de Wardha, dit que ses patientes demandent qu'on leur fasse des piqûres et que les sages-femmes sont en train d'être récupérées par le système médical pour servir les intérêts de fonctionnaires ou de praticiens privés.
Mais les plus anciennes résistent à une telle récupération. Tara Katkar, une sage-femme de la communauté tribale Katkari qui exerce aussi la responsabilité de sarpanch (l'équivalent du maire) dans le village de Lawarde, raconte ce qui lui est arrivé au centre de soins primaires de sa région. Elle y avait accompagné une femme en train d'accoucher, qui manifestait de l'anxiété.
Le médecin lui a intimé l'ordre de transférer la parturiente à l'hôpital de Puné, et l'a copieusement insultée lorsqu'elle a suggéré qu'un tel transfert n'était aucunement justifié. Tara a emmené la mère hors de l'hôpital et l'a installée sous un arbre en face du portail d'entrée. Elle a emprunté deux saris à un marchand de vêtements, pour servir de couvertures, et a assisté la mère qui a mis son enfant au monde quinze minutes plus tard. Elle a ensuite demandé des comptes au médecin, qui s'est excusé pour son emportement. |
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Mathubai Marne, du même village que Tara Katkar, raconte une expérience similaire:
J'ai emmené une femme à l'hôpital. Le docteur a déclaré qu'elle allait accoucher dans trois jours, puis il est parti. La femme a accouché la nuit suivante à l'hôpital, avec mon assistance. Quand le docteur est revenu je lui ai lancé: "Trois jours? vous avez bien dit trois jours?" Il s'est excusé. (Rairkar 2003)
| Mathu Bawadhane évoque un autre cas de diagnostic erronné:
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Sundra More s'est trouvée impliquée malgré elle dans un accouchement à l'hôpital:
J'avais emmené ma fille se faire ligaturer les trompes à l'hôpital de Wada. C'était un dimanche. Une autre femme s'est présentée pour un accouchement. Le docteur lui a dit qu'il faudrait qu'elle aille à Rajguru Nagar, le chef lieu du canton, car c'était un cas difficile. Ensuite il lui a attaché les mains et pieds au lit, a fermé la porte a clé et s'est éclipsé chez lui pour aller regarder un film à la télé. Cette femme était veuve et très pauvre. Ses douleurs étaient fortes, elle pleurait. Je n'ai pas pu le supporter. J'ai demandé à la femme de service d'ouvrir la porte. La femme voulait aller aux toilettes pour uriner. J'ai coupé ses liens pour la libérer et l'ai accompagnée aux toilettes. Etant sage-femme, je n'ai pas pu m'empêcher de l'aider. Je me suis dit: "C'est comme une vache enlisée dans la boue, il faut lui prêter main forte..." Je l'ai examinée et mes doigts ont senti la tête de l'enfant engagée dans le vagin. Je lui ai dit qu'elle n'en aurait que pour quelques minutes et l'ai faite asseoir dans une position appropriée. Son enfant est né. J'ai coupé le cordon ombilical avec une lame.
Une heure plus tard, le docteur est revenu est s'est mis en fureur contre moi. Il a menacé de m'emmener au commissariat de police et s'est plaint qu'il risquait son emploi. Je n'avais pas peur de lui. Je lui ai répondu: "Si c'est un crime de sauver la vie de quelqu'un, alors livre-moi à la police! Quand à ton boulot, que tu le perdes ou non, je n'en ai rien à faire. Si tu préfères rentrer chez toi regarder la télé au lieu de t'occuper des patients, il vaut mieux qu'on te mette à la porte!"
Les gens de l'hôpital m'ont dit qu'ils refusaient d'opérer ma fille. Je leur ai répliqué que je me sentais capable de nourir tous les enfants qui naîtraient d'elle. La famille de la femme que j'avais accouchée m'a donné cinq cent roupies. Le docteur a été transféré. (Rairkar 2003)
En 1997, le gouvernement de l'Inde a lancé un programme de Community Health Volunteers inspiré par celui des "médecins aux pieds nus" en Chine. Dans ce cadre, les centres de soins primaires proposent aux sages-femmes traditionnelles un stage de formation médicale rémunéré d'un mois, suite à quoi elles sont officiellement enregistrées et perçoivent une indemnité, variable selon les régions, mais toujours d'un montant dérisoire -- quelques roupies pour chaque accouchement qu'elles assistent. Le premier effet pervers de cette reconnaissance officielle est que la plupart des familles cessent de leur faire des dons sous le prétexte qu'elles sont devenues des "salariées" du système... Par ailleurs, la plupart des animatrices de VCDA qui ont reçu cette formation en dénoncent l'inutilité. Rama Ughade s'explique à ce sujet:
Nous n'avons rien appris de nouveau dans ce cours. Le docteur nous a fait utiliser un appareil pour mesurer le rythme cardiaque du bébé. Puis il nous a demandé de faire des accouchements sans rien nous enseigner. Par contre, nous nous sommes souvent accrochées avec lui sur des points techniques... (Rairkar 2003)
Saru Kadu ajoute (ibid.):
On m'a donné une boîte en plastique pour mettre le placenta et un vase pour les lavements. La boîte ne sert à rien puisque nous avons l'habitude de mettre le placenta dans un pot en terre pour l'enterrer. Je n'ai jamais utilisé le vase à lavements. On nous a dit de s'en servir dès le début des contractions. Mais notre pratique est différente. D'abord, nous donnons un bain chaud à la mère en faisant couler beaucoup d'eau sur sa taille. Nous massons ses hanches, son ventre et ses cuisses, de sorte que le vase à lavements est inutile...
Le docteur m'a demandé de lui montrer comment je faisais un accouchement. Il était avec un autre jeune docteur de Puné. Tous deux ont fait l'éloge de mon savoir-faire. Nous avions des rapports cordiaux mais n'avons rien appris d'eux. En fait, nous avons suivi ce stage uniquement pour toucher la rémunération.
La question de la transmission du savoir des sages-femmes est bien entendu au coeur du débat.
En premier lieu, existe-t-il une motivation suffisante pour le maintien de ces pratiques? Les sages-femmes interrogées au Bihar répondent souvent:
Qui voudrait encore apprendre de nous en ces temps modernes, avec tous ces hôpitaux autour de nous, et des gens qui n'arrêtent pas de nous houspiller pour que nous accélérions les accouchements, tout en étant de moins en moins disposés à nous soutenir? Notre connaissance disparaîtra avec nous. (Bel 1998)
Ce point de vue rejoint celui de l'exposé de DeVries et Barroso (1997) "Les sages-femmes au milieu des machines". Dans les pays développés, les sages-femmes se heurtent aussi à une logique techno-médicale qui les oblige à une perpétuelle redéfinition de leur métier.
Certaines sages-femmes voudraient préserver leur savoir comme un objet appartenant à leur "maison". Cette manière de voir est un des aspects multiples de la notion de "savoir domestique". Elle est associée à une réserve au sujet de son utilisation. La sage-femme a besoin de s'assurer de l'intégrité et de la force morale de celle avec qui elle partage son expérience, car elle se sent responsable de l'usage qui en sera fait en son nom.
Andréine raconte (ibid.):
Un jour j'ai demandé à Bhusya Devi si elle transmettait son savoir à quelqu'un. Elle commença par me répondre: "Non."
-- Alors qui va bénéficier de votre connaissance?
-- Je l'enseigne à ma belle-fille.
-- Est-ce que vous l'enseignez aussi à votre fille?
-- A quoi bon? Faisant le geste de s'arracher le coeur, elle ajoute: "Tu voudrais qu'on me prenne mon âme et qu'on la donne à quelqu'un d'autre dans une maison étrangère?"
-- Et vous, qui vous a formée?
-- Ma belle-mère.
L'apparente contradiction de la première réponse s'explique par le fait que les sages-femmes font rarement référence à l'acte d'enseigner, au sens formel du terme. Elles ne sont pas toujours conscientes qu'en travaillant ensemble elles communiquent un savoir.
Rama Ughade raconte son apprentissage:
Une de mes parentes a eu un accouchement tragique. Elle est morte après trois jours de contractions. Je lui avais rendu visite sans pouvoir l'aider. C'est alors que j'ai décidé de devenir sage-femme. J'ai assisté à l'accouchement de ma belle-soeur Nakubai. J'ai demandé à Bhagubai, la sage-femme, la permission de prendre une part active à cet accouchement. Nakubai a accouché assise sur mes genoux. J'ai essayé de me souvenir de la manière de procéder de Bhagubai. Je l'ai aidée pour un autre accouchement, puis j'ai commencé à exercer seule.
Ma mère était aussi une sage-femme très expérimentée. Ses propres accouchements étaient très faciles. Elle se passait de toute assistance. Je l'ai observé cinq fois alors qu'elle accouchait de cette manière. Maman s'asseyait, adossée au pilier central de la maison. Elle coupait elle-même le cordon et se baignait avec le bébé, puis elle s'allongeait pour prendre du repos. (Rairkar 2003)
La participation de nombreuses sages-femmes expérimentées aux ateliers de VCDA est un indicateur positif de leur intention de partager leur savoir. Une fois rétablies la confiance en soi et l'assurance d'un soutien mutuel à plus grande échelle, toutes les femmes manifestent une volonté sincère d'étudier et de transmettre la tradition rurale d'accompagnement de la naissance.
Un point qu'il faut souligner est qu'elles n'ont jamais hésité pour cela à franchir les barrières des castes. Mathubai, une dhangar du hameau de Nirgudwadi, a étudié de Dhonda Kangude, une maratha. Une jeune femme de Vegre, le village voisin, s'exclame:
Notre Mathubai se fait vieille... Le jour viendra où elle ne pourra plus s'occuper des accouchements de la manière traditionnelle. Nous écoutons avec attention ce qui est dit dans cette réunion. Il faut que nous nous prenions en main pour préserver notre savoir. Mathubai, la prochaine fois que tu iras faire un accouchement, nous t'accompagnerons! (Rairkar 2003)
Les suin du Maharashtra sont conscientes des changements intervenus dans leur société rurale et de la nécessité de s'adapter à de nouvelles mentalités. Sundra More dit, par exemple, que lorsqu'elle accompagne le premier accouchement de jeunes femmes ayant fait des études secondaires, ses parturientes lui posent de nombreuses questions. Comme la confrontation avec le savoir médical, c'est une demande nouvelle à laquelle les sages-femmes devront être capables de faire face si elles tiennent à ce que la nouvelle génération reconnaisse la valeur de leur tradition.
La tradition des sages-femmes est un exemple significatif de la structuration intégratrice des systèmes de création et de transmission de savoirs dits "indigènes" (le terme "autonome" serait ici à notre sens le terme le mieux approprié). Ces savoirs naissent et opèrent à la faveur d'une fusion des diverses sortes de conduite suivantes:
La pratique des sages-femmes traditionnelles ne nécessite aucune reconnaissance officielle par des experts étrangers à la culture rurale: ni certificats de scolarité ni examens d'institutions médicales mandatées par des pouvoirs formels qui s'auto-instituent comme seuls légitimes par la force de leurs rituels scientifiques. Les bienfaits que des sages-femmes ont apportés aux communautés humaines depuis des siècles l'ont amplement validé dans le monde entier. Ce savoir s'autorise donc par lui-même.
Il y a là un principe radicalement révolutionnaire de validation des savoirs populaires qui s'oppose à la validation par des experts techniciens: l'autorité finale est l'expérience du peuple sur plusieurs générations. Cette opposition à la culture technocratique dominante pour ce qui est de la validation et de la légitimité des savoirs est cruciale pour l'accès à un développement dont l'homme -- ici, l'expérience éprouvée de générations humaines -- reste le maître d'oeuvre.
Cette nouvelle science, c'est une torture pour le peuple
Femme, les qualités de la sage-femme, je peux t'en dire des tas!
Cette nouvelle science, comme elle nous a détroussées!
Elle a jeté les pauvres gens dans la misère.
Partageons avec tous ce que nous portons dans le coeur
Femme, les qualités de la sage-femme, je peux t'en dire des tas!
(Kusum Sonavne)
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pour
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