Paris: Poche/J'ai Lu (4625), 1999.
[Achat "en ligne"]
[p.125]
De la conception à la naissance, l'idéologie est là, présente derrière toutes les pratiques et les médecins en sont, volontairement ou non, l'instrument. Tout semble concourir à susciter des générations d'individus soumis et dépendants, ébranlés dans leur confiance en eux-mêmes, incapables ensuite de mobiliser des ressources internes qui leur ont été aussi magistralement déniées. Si l'on veut tenter de se défendre contre l'emprise de l'idéologie, il faut traquer tous ses déguisements et lui ôter ses innombrables masques.
Est-ce un hasard, ou au contraire la marque de cette emprise, si aujourd'hui dans les crèches on rencontre de plus en plus de parents déboussolés qui consultent jusqu'à deux ou trois pédiatres dans le week-end parce que leur bébé, tousse ou qu'il fait un peu de température ? Des parents qui coûtent cher à la Sécurité sociale mais qui ont le sentiment de ne plus rien y pouvoir et qui s'en fichent !
N'est-ce pas pitoyable de voir la cohorte de ces femmes enceintes déçues par leur grossesse de ces couples dont les rêves secrets ont été laminés parce qu'ils n'ont pas osé sortir du rang, au moment de l'accouchement, pour exprimer haut et fort leurs désirs ? Parce que, semblables aux chiens bien domestiqués des villes, on s'est chargé de leur « apprendre le caniveau » et « qu'ils ont fait là où on leur disait de faire » ?
Mais peut-être ce contrôle quasi total que nous décrivons n'est-il pas encore suffisant ? Même si, en principe, la procréation médicalement assistée ne concerne qu'une minorité de couple, n'est-elle pas un moyen de le renforcer à grands frais ? Sous couvert de rendre service à des hommes et à des femmes en mal d'enfants, ceux qui « apportent » les bébés, ces « médecins- cigognes » dont parle l'obstétricien Alain Janaud, n'engagent-ils pas les individus dans un parcours plus dévitalisant encore, où ils se retrouvent plus que jamais coupés des autres, de leur famille (souvent tenue dans l'ignorance), de leurs réseaux de solidarité traditionnelle, court-circuités, débranchés, inutiles. Isolés et désarmés, recroquevillés et crispés sur ce désir d'avoir son enfant bien à soi, face à des institutions toutes puissantes qui « en font leur affaire » mais qui dictent leur loi. Le bénéfice idéologique n'est-il pas là dans cette victoire remportée sur l'individu, dans ce contrôle accru exercé par les institutions ?
Est-ce un hasard ou au contraire la suite logique de ce parcours si la plupart des femmes fécondées par des moyens artificiels ne parviennent pas à rompre le lien avec l'environnement médical et notamment se retrouvent accoucher en chirurgie alors qu'il n'y avait a priori aucune raison pour que leur accouchement ne se déroule pas normalement ?
[pp.128]
Dans la société dans laquelle nous vivons, si nous continuons à foncer ainsi à l'aveuglette, faire un enfant va bientôt nous apparaître comme aussi difficile et hasardeux que trouver un emploi. On va commencer à s'angoisser et à nous angoisser avec cela de plus en plus tôt. Peut-être va-t- on nous inviter à nous y préparer dès l'école ? Etrange, tout de même, pour les gens comme moi qui sont devenus adultes à une époque ou notre souci principal, dans ce domaine, n'était pas de faire un enfant mais bien d'éviter d'en faire !
[p.129]
On ne peut pas se contenter d'être spectateur (ou acteur) d'une telle dérive. On ne peut pas, si l'on reste convaincu que le bébé et même le foetus sont des personnes, admettre qu'insensiblement toute naissance glisse sur une pente qui la conduise à n'être plus qu'une des formes de la procréation assistée. Ou comme le disait une gynécologue lyonnaise très consciente du danger : « Il ne faut pas que les moyens qui existent pour les couples stériles deviennent pour les autres la façon la plus simple et la plus normale de faire un bébé. » Il nous appartient de rester vigilants, voire de refuser le marché « faustien » que l'on nous propose : « notre aide contre votre soumission ». C'est après l'espace de notre liberté individuelle que l'idéologie en a.
[pp.140-141]
[...] Je compris que le bébé, mais plus encore le nouveau-né, est un ferment de désordre ; un éveilleur d'émotions. Un désordre et des émotions que la société se devait de contenir et de canaliser à tout prix. Je compris la vraie raison de mon hostilité à l'utilisation systématique de la péridurale ou plus exactement la véritable fonction de ce prétendu cadeau : nous endormir. Ce que je « voulais » depuis le début, ce n'était pas que les femmes souffrent, comme certains s'empressaient de m'en accuser, mais qu'elles refusent qu'on les « endorme » ; quelles restent « éveillées », mobilisées, à l'écoute de leur corps et de leur bébé.
Qu'elles refusent que, sous le prétexte affiché de leur éviter de souffrir, on mette subrepticement en place des stratégies visant à désamorcer le caractère explosif de la rencontre ; à la rendre prétendument plus « sereine » mais en réalité plus insipide ; à remettre en fait le couvercle sur toutes ces émotions intenses et ces questions potentiellement subversives.
Autre extrait: Une naissance "sans assistance" par Katia et Volodia Bagriansky