Chapitre
1
METHODOLOGIE
Si
«
la
recherche anthropologique traite au présent de la question de
l'autre
»
(Augé,1992:28), «
l'autre »
c'est, dans le cadre de ce travail l'accouchement à la maison et sa
constellation de valeurs, de représentations, de savoirs, de discours et
d'action. « L
'Autre »
c'est aussi moi : je suis une femme, j'ai accouché trois fois dont
deux fois à la maison, et je travaille comme sage-femme au Québec
depuis près de vingt ans. «
L'autre »
est aussi en moi, car je suis de cette société
québécoise qui a été bouleversée par cette
prise de pouvoir qu'est l'accouchement à la maison. Je viens de
l'émergence des accouchements à la maison dans les années
70 au Québec alors que 99 % des accouchements se passaient à
l'hôpital et que le nombre d'accouchements qui se passaient sous
anesthésie générale variait de 37,5 % à
89 % en 1971 (Savard in Saillant, 1985:284). Je viens des courants de la
critique de la médicalisation de la naissance, des mouvements pour la
santé des femmes, l'humanisation et la démédicalisation de
l'accouchement, et du féminisme dont les préoccupations
étaient entre autres la réappropriation de leur corps par la
contraception et l'avortement (Guérard, 1996).
Le
phénomène de l'accouchement à la maison a
été connu publiquement dans les médias dès 1975,
puis a pris une ampleur non négligeable dans la société
québécoise de telle sorte qu'en 1983, on évaluait de
1,5 % à 2 % le nombre de ces accouchements au Québec
(Morneault in Saillant 1983:280). Et cela s'est produit dans toutes les
régions du Québec. Les couples accouchaient seuls, avec un
médecin ou avec des sages-femmes.
Ces
nouvelles sages-femmes sont au coeur même de la critique de tout ce qui
entourait la naissance au Québec. Elles sont devenues sages-femmes pour
répondre à un besoin exprimé par les femmes, besoin
qu'elles ont ressenties elles-mêmes dans leur expérience de
maternité. Elles ont avec le temps élaboré un savoir sur
l'accouchement (voir Tremblay 1983) et différents aspects de la
maternité, et ont aussi été actives pour obtenir une
reconnaissance légale de leur profession. Le gouvernement du
Québec, dans les années '80, a effectué plusieurs
démarches pour étudier, documenter et finalement recommander
l'intégration d'une nouvelle intervenante, la sage-femme, dans son
système de santé comme un des moyens de répondre à
différents problèmes et besoins en périnatalité.
Ces démarches ont abouti à l'adoption, à
l'unanimité, de la Loi 4 en 1990, reconnaissant la pratique sage-femme
à titre expérimental dans le cadre de projets-pilotes, i.e. huit
Maisons de naissance réparties à travers la province. Et ce,
malgré l'opposition farouche de l'ensemble des médecins, ne se
résignant pas à la reconnaissance des sages-femmes (leur
président ayant même déclaré en 1989 dans les
médias qu'il vaudrait mieux légaliser la prostitution que les
sages-femmes car la demande était plus grande pour leurs services) et
encore moins à l'accouchement en dehors de l'hôpital. Durant tout
ce temps, les sages-femmes continuaient à aller à des
accouchements à la maison un peu partout mais surtout autour des
agglomérations urbaines.
Pourquoi
avoir choisi ce sujet ? En fait, j'ai plutôt l'impression que c'est
le sujet qui m'a choisie car je me situe vraiment comme une «
acteure »
sur ce terrain, étant engagée comme femme dans des groupes de
femmes, comme sage-femme à des niveaux professionnels, sociaux et
politiques et ce, depuis de nombreuses années. Malgré cette
évidence, il est difficile de «
prendre
pour objet un monde social dans lequel on est pris
»
(Bourdieu, 1984:11). D'un côté, cette situation «
intérieure »
peut sans doute contribuer à la compréhension de mon sujet, mais
d'un autre côté, elle demeure aussi un sérieux ancrage dont
il n'a pas été facile de se distancier même en étant
conscient que la neutralité et l'objectivité ne sont pas possibles.
Cette
distance nécessaire et même essentielle s'est effectuée en
voulant intégrer à mon propos une partie comparative comme l'a
gentiment suggéré M. Gilles Bibeau, mon directeur de recherche.
J'ai ainsi fait un voyage de trois semaines aux Pays-Bas,
royaume
de
l'accouchement à la maison en Occident puisqu'il y en a eu 32 % en
1995. J'y ai rencontré des sages-femmes, étudié les
institutions autour de la naissance et assisté à des
accouchements à la maison. Je voulais à l'origine faire dans ce
travail une partie comparative des institutions autour de la naissance. Mais je
me suis rendue compte que ce voyage m'a surtout servi à me
dégager suffisamment de mon terrain pour qu'il devienne
réellement un terrain, au sens anthropologique du terme, et non un
simple milieu de vie.
La
seconde distance concerne le regard. Il est question ici d'une façon
anthropologique d'aborder, d'analyser et d'interpréter une
réalité, un événement, des personnes. Pour former
ce regard, j'ai visité cette fois-là des auteurs : Michel
Foucault, dont je retiens surtout son archéologie du savoir
médical et les relations savoir-pouvoir, Félix Guattari pour son
plaidoyer pour la subjectivité, David Le Breton pour l'anthropologie du
corps et de la douleur, Gilles Deleuze pour l'événement et le
sens, Georges Bataille, pour l'ordre des choses et l'ordre intime et Gaston
Bachelard pour la poétique de l'espace. Mes lectures continues depuis
des années, de livres et d'articles sur la médecine, ses
recherches, sa critique, sur les sages-femmes, leur évolution et les
enjeux actuels à travers le monde, et tout ce qui touche
l'obstétrique, le féminisme, les femmes et les enfants, ont aussi
constitué un fond et une référence constante par rapport
à l'épistémè de notre époque. Les livres sur
l'accouchement à la maison étaient des études sur l'aspect
sécuritaire, des témoignages et des conseils aux parents et
sages-femmes qui se préparaient à le vivre.
Plusieurs
aspects autour de l'accouchement à la maison ont déjà
été analysés au Québec : l'histoire des
sages-femmes (Laforce,1983), l'histoire et les éléments qui ont
contribué au transfert de l'accouchement vers l'hôpital entre 1930
et 1960 (Blais,1995), la pratique et la constitution d'un savoir sage-femme
(Tremblay, 1983), les caractéristiques des clientes des sages-femmes au
Québec (Saillant, 1986), et même l'enjeu des relations entre les
sages-femmes et les médecins comme un débat qui n'en finit plus
(Desjardins, 1993).
On
s'aperçoit que l'intérêt pour les sages-femmes a presque
toujours été relié au fait que malgré leur
élimination de leur présence auprès des femmes, elles
étaient revenues dans le paysage culturel québécois, et
qu'elles étaient reliées étroitement à
l'accouchement à la maison. C'est même leur lieu
d'émergence. Ailleurs, les études anthropologiques et
sociologiques ont surtout analysé l'accouchement pour nommer et
élaborer les éléments de critique de l'obstétrique
occidentale (Jordan 1993, Arms 1994, Kitzinger 1978, 1986, Rothman 1982, 1989,
Michaelson 1988, Oakley 1984, Arney 1982, Davis-Floyd 1992, Martin 1987, Tew
1988), décrire et raconter des accouchements à la maison (Lang
1972, Gaskin 1978, O'Connor 1995, Limburg & Smulders 1992) et les
croyances et pratiques de d'autres peuples (Dunham 1991, Goldsmith, 1990). J'ai
volontairement voulu écarter le courant de critique de la
médicalisation de l'accouchement bien qu'il soit constamment en
arrière plan, car je voulais plutôt comprendre les aspects
mêmes de l'accouchement à la maison vécus de
l'intérieur en plus de les mettre en relief avec la culture
québécoise de la naissance.
Je
n'ai pas voulu faire de l'observation participante en allant à un
accouchement à la maison dans le cadre de ce mémoire parce que
c'est mon travail de sage-femme d'y aller et que je connais
très
bien
ce terrain. Par contre, le point de vue qui m'était moins familier
était celui des femmes et des sages-femmes que je pouvais enfin entendre
parler d'elles-mêmes sans être, les unes dans un cadre de relation
de besoin d'une professionnelle, et les autres, dans le cadre d'une discussion
avec d'autres professionnels ou d'un discours public. J'avais accès
à une littérature abondante sur les sages-femmes, la critique de
l'obstétrique moderne, le féminisme et les enjeux entourant
l'accouchement dans le monde. Mais je ne voulais pas faire une étude de
littérature. Je voulais donner la parole aux femmes et aux sages-femmes,
valoriser leurs énoncés. Je voulais laisser parler la
subjectivité et la saisir en tant que processus créatif, tout en
étant consciente que les paroles ouvrent sur un monde sans qu'on puisse
le saisir dans son entier.
A
première vue, il paraissait facile de choisir parmi quelques centaines
de mes clientes ou celles d'autres sages-femmes, mais le début d'une
pratique en maison de naissance m'a aidée à préciser mon
propos et à trouver les meilleures sources pour le clarifier.
Quand
les sages-femmes ont commencé à travailler dans les maisons de
naissance, il s'agissait en fait de la presque totalité des sages-femmes
qui pratiquaient à la maison auparavant. Ces sages-femmes étaient
moins disponibles, ayant une pression désormais légale pour ne
travailler que dans ces lieux de pratique. Un genre de silence s'est
installé au sujet de l'accouchement à la maison. Le sujet
était moins traité dans les médias sauf pour le remettre
en question à l'occasion d'enquêtes publiques et internes. Ainsi
un coroner concluait une des enquêtes en disant qu'«
actuellement
au Québec, vouloir accoucher à domicile, c'est sauter avec un
seul parachute !
»
(Bureau du coroner, Québec, 1992), présentant l'accouchement
à la maison comme une véritable conduite ordalique. Quant au
gouvernement, dans sa dernière politique en périnatalité
(Gouvernement du Québec, 1993), il mentionne combien la pratique des
sages-femmes est une pratique novatrice mais ne fait qu'indiquer
brièvement que l'accouchement à la maison sera
étudié comme lieu de naissance.
Les
anciennes clientes des sages-femmes se retrouvaient devant une nouvelle
situation : «
leur »
sage-femme n'était plus aussi disponible pour un accouchement à
la maison et les invitaient à venir à la maison de naissance en
leur en présentant les nombreux avantages. Le même suivi de
grossesse, accouchement et postpartum et services gratuits alors que
l'accouchement à la maison faisait parti d'un service privé. Il
n'y avait qu'une seule différence : se déplacer durant le
travail pour venir à la maison de naissance.
Plusieurs
femmes sont venues voir les maisons de naissance et ont accepté d'y
accoucher, soit parce qu'elles recherchaient plus que tout l'approche
sage-femme que le lieu même de l'accouchement, soit que malgré que
la maison de naissance ne soit pas leur premier choix, elles acceptaient de
faire ce qu'elles appelaient un compromis, le plus souvent pour des raisons
monétaires. D'autres venaient se faire suivre pendant un certain temps
de leur grossesse, pensant au début qu'il n'y aurait pas de
problèmes pour l'accouchement. Mais plus le temps de l'accouchement
approchait, plus elles n'arrivaient pas à se sentir à l'aise avec
leur décision. Elles exprimaient alors à leur sage-femme qu'elles
ne pouvaient se voir accoucher qu'à leur domicile. Et c'était
à la sage-femme à prendre une décision au sujet de sa
présence à cet accouchement. D'autres femmes sont venues visiter
la maison de naissance et ont tout de suite été sûres
qu'elles ne viendraient pas y accoucher. Enfin certaines femmes ont simplement
exprimé leur désir d'accoucher à la maison, comme un choix
clair et unique, sans hésiter par rapport à une maison de
naissance. Il fallait se rendre compte que le choix du lieu d'accouchement
d'une part, ne se faisait pas contre le milieu hospitalier et la
médicalisation de l'accouchement comme il s'était
manifesté souvent dans les années 80, et d'autre part, il ne se
faisait pas uniquement en fonction de l'intervenante qui était
là, peu importe son lieu de pratique. Ces femmes et ces couples
décidaient d'accoucher à la maison pour l'espace lui-même.
Ils préféraient avoir la présence de leur sage-femme mais
si elle refusait, ils étaient prêt à accoucher avec une
autre sage-femme ou toute autre personne qui était prête à
les aider (médecin, voisine, sage-femme en apprentissage...). Ces
personnes faisaient véritablement un choix de lieu d'accouchement dans
un contexte où il n'y avait plus à choisir seulement entre
l'hôpital et la maison pour accoucher. C'est donc ces femmes que j'ai
décidé de rencontrer pour comprendre le sens de leur
démarche.
Lorsqu'une
femme n'accouche pas à l'hôpital, elle fait face en
général à un certain nombre de réactions et de
commentaires. Ceux qui reviennent presque invariablement concernent la question
du risque et la question de la douleur. Ces aspects se sont donc en quelque
sorte imposés à moi comme catégories d'analyse.
Je
suis donc allée rencontrer cinq femmes qui avaient fait ce choix, pour
les entendre au sujet de leur démarche initiale et subséquente
pour accoucher à la maison. Mes préoccupations étaient de
comprendre le
pour-quoi
une femme accouche chez elle et non pas
contre
quoi. Deux de ces femmes étaient de mes anciennes clientes et les trois
autres avaient été suivies par trois autres sages-femmes. Les
rencontres, toutes faites après l'accouchement (environ un mois) sauf
pour une, ont duré environ une heure et demi chacune, se sont
déroulées sous la forme d'une conversation la plus
détendue possible et autour de quelques thèmes : pourquoi
elles avaient voulu accoucher à la maison, la douleur, le risque. Ces
thèmes n'ont pas été choisis au hasard. Je les ai
considérés comme étant les plus pertinents pour
révéler et comprendre la « culture » de
l'accouchement à la maison, attestant d'un ensemble de significations
éclairant un autre rapport au monde, du moins dans ces aspects
respectifs, que celui de la culture québécoise de la naissance en
général. Cette conversation n'était pas tout à fait
« libre » mais n'était pas non plus tout à
fait « directive ». Les conversations étaient
enregistrées, dans le but de ne rien perdre des mots offerts et de me
permettre d'être complètement attentive à ce qui
était exprimé. Le fait de savoir qu'elles parlaient à une
sage-femme a probablement, du moins à mon sens, aidé à ne
pas mobiliser chez elles les mécanismes d'une construction de discours.
Elles partageaient leur vécu et leurs idées avec quelqu'un
«
ami »,
que l'on avait pas à convaincre ou à justifier leur choix.
D'un
point de vue statistique, il est évident que le vécu et le
discours de ces femmes ne peuvent pas être considérés comme
représentant l'ensemble des femmes qui ont accouché à la
maison. Ainsi, il n'y a pas dans mon échantillon la parole de celles qui
ont eu un premier bébé à la maison, ni la perception d'une
femme avant l'accouchement par rapport à après. Mon intention
n'était pas de faire un échantillonnage le plus complet possible
et de faire une analyse quantitative des raisons du choix d'une sage-femme et
de l'accouchement à domicile car une étude de la clientèle
des sages-femmes a d'ailleurs été faite dans ce sens (Saillant,
86). Je voulais rencontrer celles qui avaient choisi d'abord le lieu
d'accouchement, entrer et me laisser toucher par ce monde de sens avant de le
mettre en perspective avec la culture de la naissance québécoise.
J'ai
volontairement décidé de ne pas rencontrer les conjoints de ces
femmes dans le but de laisser la parole aux femmes. Je voulais analyser
l'accouchement à la maison en tant que fait féminin, vécu
et interprété par des femmes et de saisir de l'intérieur,
si je peux dire, le point de vue féminin sur l'accouchement, la maison,
la douleur et le risque. Il est évident que ces hommes qui avaient
vécu la naissance de leur enfant à la maison supportaient le
choix de leur compagne, acceptant ainsi d'entrer dans un monde féminin
où les sages-femmes étaient à la fois complices de la
femme et aussi des invitées dans le territoire d'un couple. Dans une
société patriarcale qui a accepté la définition
masculine et médicale de l'accouchement comme
« vraies », il y a des femmes et des couples qui accouchent
en dehors des institutions, qui transgressent les lois culturelles,
témoignant ainsi d'une autre vision et définition de
l'accouchement et probablement d'un autre rapport au monde. Il serait
éventuellement intéressant de comparer les vécus des
hommes dans différents lieux de naissance en comparant les
significations données à l'accouchement entre autres.
Je
suis allée aussi rencontrer cinq sages-femmes qui avaient
été à des accouchements à la maison depuis le
milieu et la fin des années 70, étant à ce titre parmi les
pionnières sages-femmes au Québec. Lors des rencontres qui se
sont déroulées aussi sous la forme d'une conversation, j'ai voulu
savoir leur parcours dans cette profession et aussi entendre leur discours au
sujet de l'accouchement, de la douleur, des risques et des liens entre la
profession et le féminisme. Il est intéressant d'ailleurs de
constater que les circonstances des débuts de leur pratique rejoignent
deux caractéristiques des sages-femmes des débuts de la colonie
(Laforce 1983) : l'entraide et le fait d'avoir été choisies
par les femmes.
Les
sages-femmes ont développé un savoir sur l'accouchement ainsi
qu'un système de représentations et de significations autour de
la maternité qui diffère sensiblement des significations sociales
proposées essentiellement par la médecine, parce que d'une part,
elles n'ont ni appris, ni pratiqué dans des institutions, et d'autre
part, elles ont été les témoins d'accouchements naturels
qui se passaient (en général) bien. C'est pourquoi j'ai voulu
ajouter leur voix à celles des femmes à travers les mêmes
thèmes, puisque leurs mots croisent et s'harmonisent (du moins
jusqu'à présent) avec ceux des femmes qui ont accouché
à la maison car ils proviennent du même terreau d'affirmation, de
vigilance et d'amour.
Leurs
choix personnels et professionnels ont été en partie une
affirmation de leur désaccord avec les représentations
culturelles de l'accouchement et en même temps, avec les femmes, une
formulation non-dite d'autres représentations de l'accouchement faisant
de l'accouchement à la maison un discours. Comme le dit Deleuze, il ne
faut pas chercher le sens de l'événement.
L'événement
c'est
le
sens.
Comment
se fait-il que ce phénomène crée un si grand malaise dans
notre société et qu'il soit occulté encore par les
décideurs alors qu'il est très limité autant dans le
nombre de personnes qui prennent cette décision que le nombre de
sages-femmes qui y répondent ? Est-ce qu'il ne constitue qu'une
exception qu'il ne vaut même pas la peine de valider, vu son petit
nombre, ou au contraire l'expression même d'un autre discours sur
l'accouchement qui bouleverse le monopole des significations socio-symboliques
de la société québécoise ?... Quelle est la
distance culturelle des représentations entourant l'accouchement
à la maison par rapport à celles proposées par la
médecine officielle non seulement par son discours mais surtout par sa
pratique ? Peut-on les mettre en relief et non pas en opposition ?
Est-ce que l'accouchement à la maison des années '90 est aussi un
geste de lutte ou de rupture face au système médical et sinon
comment le situer dans la culture de la naissance au Québec ?
Mon
travail se trouve à la croisée d'une double
démarche : d'une part, saisir de l'intérieur cette
« cosmologie » de l'accouchement à la maison,
témoignant d'un autre rapport au monde, et d'autre part, regarder
l'accouchement à la maison comme discours, une sorte de
métalangage sur l'accouchement et sa douleur en contraste avec les
valeurs sociosymboliques et les praxis de la culture québécoise.
Je voudrais essayer de plonger pour apprécier le
« paysage » de l'événement puis porter les
yeux sur la « carte » en n'oubliant jamais que
« la carte n'est pas le territoire » (Zborzybski in
Bateson, 1979:117).
Mon
travail va donc se diviser en quatre chapitres ou grandes étapes. La
première étape est la mise en place du
« paysage » de l'accouchement à la maison dans
lequel je vais évoluer. Ce paysage est d'abord la construction d'un
récit à partir des paroles des femmes autour des trois grands
thèmes que j'ai choisis : pourquoi accoucher à la maison, la
douleur et le risque. Ensuite, c'est la construction d'un autre récit,
cette fois-là à partir des paroles des sages-femmes, ne gardant
que les éléments en relation avec l'accouchement, la douleur et
le risque. La seconde étape est l'analyse de la première
catégorie d'analyse : l'accouchement à la maison. En
répondant à la question du pourquoi, je ne voulais pas analyser
les raisons de leur choix mais plutôt la valeur sémiotique du
domicile, le sens de la maison pour elles, puis leur perception et les
significations de l'accouchement en y mêlant les paroles des
sages-femmes, parce que leur discours vient de leur pratique d'accouchement
à la maison et n'est pas encore modifié par une pratique dans
d'autres lieux. Le troisième chapitre parle de la douleur de
l'accouchement. Je propose une analyse intégrée des récits
des femmes et des sages-femmes, mise en relief avec les valeurs
sociosymboliques de la douleur et faisant ressortir les contrastes des
configurations. Le dernier chapitre parle enfin du risque,
l'élément majeur des commentaires et des réactions de la
communauté médicale au sujet de l'accouchement à la
maison. D'une part, chaque thème est divisé en sous-thème
afin de mieux en saisir la configuration et d'autre part, le discours et les
pratiques obstétricales et sociales comme trame de fond vont permettre
de voir et de comprendre les contrastes.
Mais,
voyons d'abord comment j'ai élaboré et construit ces
récits des femmes et des sages-femmes, afin de mieux saisir le
« paysage » de l'accouchement à la maison.
C'est
essentiellement parce qu'elles ont accouché à la maison, qu'elles
ont eu un accouchement naturel dans un milieu non-médical, que j'ai
voulu essayer de saisir ce qu'elles entendaient par accoucher. Je ne peux
évidemment considérer que c'est « la vraie »
définition d'un accouchement mais je veux donner la parole à
celles qui en ont fait l'expérience intime dans un contexte
sociosymbolique totalement différent de celui dans lequel accouchent la
presque totalité des femmes du Québec.
Car
de tout temps, l'être humain a donné de la valeur à celui
(et à celle ?) qui avait «
passé »,
qui avait «
traversé »,
que l'on parle d'initiation, d'épreuve, d'illumination, d'état de
conscience ou de vision. Les grands maîtres spirituels, les grands
chamans, les guérisseurs étaient d'abord ceux qui avaient fait
l'expérience de l'illumination, de l'union mystique, de la maladie ou
même de la proximité de la mort. C'est à ce titre que je
donne de la valeur aux femmes qui ont vécu ce passage de la mise au
monde sans vouloir l'opposer au savoir médical, mais en étant
consciente que dans la société québécoise,
l'accouchement et la façon dont on s'en occupe est une affaire d'homme,
tant par la définition de ses paramètres que le contexte de la
pratique.
J'ai
donc voulu me rendre disponible aux sensations, aux émotions et aux
images conceptuelles qui émergeaient du récit des femmes qui ont
accouché à la maison. Puis, en même temps, j'ai voulu
ajouter ce que les sages-femmes ont partagé comme connaissance et vision
de l'accouchement, parce qu'elles ont elles-mêmes accouché
à la maison, qu'elles ont eu le privilège d'être à
des accouchements où les femmes accouchaient bien (du moins la
majorité), et enfin parce qu'elles n'ont pas eu une formation
professionnelle à partir d'un cadre institutionnel médical, ce
qui conditionne passablement la perspective, les conceptions et les gestes qui
s'y rattachent.
Mais
la description et l'explication de ce qu'est un accouchement est un processus
délicat car l'accouchement et la femme qui le vit forment un tout, un
système vivant. Ma position d'interprète et d'observatrice ne
peut être neutre car je suis une femme, j'ai accouché, j'ai
accouché à la maison et je travaille comme sage-femme ayant
participé à des accouchements à la maison durant de
nombreuses années. La neutralité considérée par
certains comme aidante à une démarche scientifique valable
n'aiderait en rien la démarche que je veux entreprendre ici car
même si je dois avoir une grande rigueur intellectuelle, je
considère que mon expérience est un outil et même une
condition préalable à la compréhension et à la
co-naissance de mon sujet, me permettant d'être à la fois dedans
et dehors. Pour qu'un phénomène humain soit vraiment
compréhensible il faut avoir participé à son devenir.
La
démarche scientifique a des effets pervers que je voudrais éviter
car peut-on analyser des données subjectives sans transformer le sujet
en objet ? Comment analyser un système sans que la méthode
d'analyse ait pour ce système un effet réducteur et
destructeur ? Je ne veux pas faire une démarche de distanciation en
enlevant la sève de la feuille ou les pétales de la rose pour
voir comment elle est faite. Pour moi, cette démarche est
l'équivalent pour un danseur d'essayer de parler de la danse, sachant
très bien qu'on ne peut pas séparer la danse du danseur, et de le
faire en ayant seulement du papier comme outil. Ma démarche
anthropologique d'analyse et d'interprétation ne veut pas utiliser les
catégories d'analyse que l'on voit dans les textes traitant de
périnatalité : entre autre l'accouchement comme
événement bio-psycho-social, ce qui, pour moi, contribue au
sentiment d'étrangeté et de perte de sens de
l'événement.