Chapitre 2 LE PAYSAGE... Chapitre 3 ACCOUCHER... À LA MAISON Titre Sommaire

Chapitre 2
LE PAYSAGE...

« Par profession, l'anthropologue recueille des récits, des discours et des paroles qui lui sont donnés ou, mieux encore, qui lui sont prêtés et mis en gage chez lui » (Bibeau et Perreault, 1995:49). A partir des échanges que j'avais eus avec les femmes et les sages-femmes, et après les avoir retranscrits, je me retrouvais avec des textes riches en paroles et en significations. Le nombre de voix était peut être faible mais quelle force d'évocation ! J'ai considéré qu'il y avait suffisamment d'information (sans pouvoir jamais en être sûre), pour dégager les modalités de sens et de connaissance autour de l'accouchement, pour être capable d'entendre la subjectivité de l'accouchement à la maison.

J'ai d'abord choisi de faire ressortir des premiers récits tous les éléments se rapportant aux thèmes que j'avais choisis : la maison et l'accouchement, liés dans la question « pourquoi accoucher à la maison », la question de la douleur et la question du risque, laissant derrière les trajectoires de vie et d'autres sujets abordés (comme le féminisme).

Après avoir rassemblé ces éléments, je me retrouvais avec plein de petits bouts de phrases, fortes de sens, petits morceaux brillants d'un trésor de subjectivité. Mais je ne savais plus comment utiliser ce « trésor », témoin de la vie sans risquer, par l'analyse, de le fragmenter, l'assécher, mettre ses parties dans des cases et finalement produire sans doute une image plus claire mais désormais sans vie. Comment faire du subjectif un objet d'analyse sans, dans le processus, lui faire perdre son principe de vie, son âme ? Comment honorer la vérité subjective et préserver son éclat de façon à ce qu'elle puisse contribuer vraiment à l'émergence du « vrai » d'un phénomène culturel dont elle est le centre, et pour que le décryptage de ce phénomène ne laisse pas seulement des résidus, des coquilles vides de sens parce que déconnectés désormais de la sève qui y circulait ? Quelle distance prendre face à la subjectivité, suffisante pour l'analyser mais dont l'excès nuit au but même de l'analyse, lorsque le lecteur perd lui-même les liens avec la source ?

Alors, dans la mouvance de Bibeau et Perreault, j'ai tenté de construire un récit unique à partir des voix des femmes et un autre à partir des voix des sages-femmes. Chaque récit est une composition à partir des voix emmêlées autour des thèmes dominants qui me sont apparus dans mon contexte de pratique sage-femme, en gardant les paroles et les groupes de sens tels qu'ils étaient dits lors des rencontres parce qu'elles étaient toutes fortes de sens. Chaque récit n'est ni un résumé ayant la prétention de parler « au nom de » toutes, ni un simple collage d'états subjectifs, ni une sorte de mythe de l'accouchement à la maison. Sa composition constitue un ensemble subjectif, significatif et valide par son poids de sens et non pas par son poids ou sa proportion de mots ayant le même sens, ce qui aurait demandé des entrevues plus longues et plus nombreuses. Dans chaque récit les voix s'harmonisent et permettent de dégager un cohérence suffisante pour qu'on puisse entendre « l'air » qui se joue.

Ainsi, je voudrais considérer les deux récits comme une sorte de paysage, celui de l'accouchement à la maison, un territoire de sens que l'analyse sémiologique permettra, je l'espère, de visiter, d'explorer, de goûter, d'être touché, d'entendre, et de comprendre. Et par cette analyse, je voudrais essayer d'élaborer une carte que je voudrais mettre en relief et placer dans la trame supra-narrative, le grand paysage culturel québécois.

1. Le récit des femmes

Pourquoi accoucher à la maison ?

C'est parce que d'abord l'accouchement c'est un événement qui m'appartient, c'est pas une maladie. Alors j'avais pas à me rendre dans un endroit où les gens malades se retrouvent. Parce que l'hôpital, c'est un lieu de crise, c'est un lieu où y a des drames... accoucher, pour moi, c'est pas un drame. C'est une autre affaire. Pour moi, c'était plus risqué d'aller à l'hôpital parce que là-bas, il y a toujours un jeu de pouvoir. Faut s'abandonner à eux, pas à l'accouchement. Je peux pas être « en moi » à l'hôpital. Faut toujours faire des contacts là-bas avec l'extérieur au moment où il t'arrive de tellement intérieur... ailleurs, l'ouverture c'est pas la même chose. (L'accouchement) c'est un passage à la vie et c'est quelque chose de très intime... Me retrouver dans un milieu que je ne connais pas, ça serait pas pareil. Il y aurait eu de la censure, (et puis) là-bas j'ai pas le contrôle, pis c'est pas moi qui est la plus importante... ça fait qu'à ce moment-là, dans l'air que je connais, dans mon monde à moi, dans mon espace vital, ça serait là que je pourrais plus me laisser aller pour accoucher. C'est chez moi que j'ai plus de contrôle... Accoucher, c'est tellement un truc personnel, quelque chose d'intime, qui te demande d'être toi que d'aller ailleurs... à l'hôpital ou à la maison de naissance, il y a quelque chose d'artificiel, c'est des conditions d'intimité artificielles, quelque chose de déplacé... c'est ben beau mais c'est pas à toi, c'est pas chez toi... C'est comme aller accoucher dans une chambre d'hôtel. Au niveau physique, peut être que la baignoire est plus grande mais c'est « ailleurs ». C'est pas juste une question d'être dans mes affaires (car) j'aurais pu amener mes draps, mes couvertures, mes coussins, mes objets, un tableau, j'aurais pu dire « je recrée mon cadre » mais non... c'est plus profond que ça. Ça n'a rien à voir avec l'espace physique. Ici c'est « chez moi »...
La maison donne un confort intérieur, c'est là ou je me sens bien.. Ici, il y a un caractère d'authenticité. Ici, c'est ma vraie intimité, c'est mon monde, c'est ici que je peux être vraiment moi-même. La maison m'aide à me retrouver. Une maison, c'est notre miroir, notre univers intérieur. C'est comme s'habiter soi-même. Alors le passage de l'accouchement se fait mieux. C'est l'idéal. Quand ça peut se passer à la maison, ça a une magie qu'on peut pas reproduire ailleurs. Alors pour moi pour le vivre pleinement, c'est ici.
Depuis longtemps, j'ai toujours cherché un fil conducteur des événements de ma vie. Si je vais ailleurs pour l'accouchement et que je reviens... même si c'est pas longtemps, pas longtemps après, c'est peut-être pas grave mais ça fait un trou... il y a eu une brisure. Ici, c'est la suite de la vie, mon bébé a été fait ici. Donc c'est la continuité avec ma vie. Je voulais que l'accouchement y reste dans ma vie. L'hôpital, c'était pas dans ma vie. Alors, si je prend la responsabilité de ma vie, pour moi, l'accouchement à la maison c'est un choix logique. C'est le choix le plus cohérent et le plus légitime pour moi.
L'accouchement, c'est un passage, entre le moment où tu portes l'enfant et où l'enfant vient à la vie... c'est l'arrivée de quelqu'un d'important dans ma vie... ça crée une empreinte... pour moi et pour mon bébé. Je voulais donner au bébé les meilleures conditions d'arrivée, le meilleur accueil. Ici, c'est le nid que j'ai préparé pour notre enfant. Il va naître dans son nid. Je peux pas le mettre au monde en dehors de son nid.. L'hôpital, c'est pas un nid. Alors la meilleure chose pour moi et pour mon bébé, c'est vraiment de le vivre ici... C'est ici que je peux dire à mon enfant « bienvenue chez toi ». Il arrive « chez lui » dans notre maison et je veux être capable de dire à chacun de mes enfants « toi, t'es né ici... toi t'es né là ». Pis après l'accouchement... tout ton élan de faire un petit cocon avec ton bébé... y faut que tu partes parce que quelqu'un d'autre va accoucher... où sont les traces ?... je voulais offrir ça à mes enfants. Ici, j'ai tout le temps et l'espace pour faire mon petit cocon avec mon bébé. Ici le temps, c'est mon temps. Ici c'est cohérent du début à la fin, c'est la continuité avec ma vie. C'est vraiment optimal pour la rencontre et l'attachement avec mon enfant... (la maison) c'est mon cocon et en même temps, c'est aussi comme le prolongement de moi-même, de mon corps. Quand l'enfant passe du corps de sa mère à un corps plus grand qui est la maison... pour lui c'est plus facile et pour moi, c'est l'idéal... Ici, j'ai pas à prêter mon bébé à personne... (c'est ici que) les événements peuvent mieux s'intégrer, que ça me donne de meilleures chances que ça se passe bien, que ça soit un événement heureux.
Quand t'accouches, c'est tellement fort ! le corps qui est pris par cette force et que tu ne peux rien... pis le bébé qui sort... c'est ça qui est merveilleux. Ça vient de l'intérieur, c'est comme une force qu'il y a en dedans de moi. Je me sens sauvageonne quand j'accouche ; il y a une partie de moi qui est animale... c'est comme un instinct. Je suis sûre qu'y a pas un animal qui sortirait de sa tanière pour avoir ses petits... ben moi non plus... L'accouchement c'est un des stress de la vie. Alors pourquoi changer de place, te mettre ça sur les épaules dans un moment si important pour toi. C'est d'une intensité incroyable et c'est très bien fait. Je savais qu'ici je pourrais vivre la force de la naissance pleinement, de façon plus intense et plus harmonieuse. Ici, c'est inscrit dans mon histoire... du ménage que je faisais dans ma vie... et pis ce qui m'arrive m'appartient... alors je voulais être dans mon élément pour le vivre. Moi je voulais vivre l'événement comme ça devait se passer. Je dois l'assumer comme j'assume la responsabilité de ma vie. J'ai fait le choix de m'appartenir... je veux aussi être maître de ma vie.
L'accouchement, c'est l'inconnu et c'est d'une intensité incroyable. Quand j'accouche je suis vulnérable et je me sens vulnérable. La vie va venir, mais comment va-t-elle venir ? C'est un moment où une femme s'ouvre dans ce qu'elle a de plus fort et de plus tendre... Ici je peux pas me sauver de l'accouchement. Faut que je passe au travers... et il faut que je puisse me laisser aller. C'est un moment d'intériorité, un moment d'ouverture. Le meilleur endroit pour créer l'intimité nécessaire, mon chum pis moi, c'était ici. Le contrôle sur mon environnement ça me permet d'être plus sécure. Chez moi y a pas d'indésirable, c'est moi qui fait le règlement ; j'suis pas obligée de bouger pour personne. Ce que je fais, c'est pour moi, pas pour accommoder quelqu'un d'autre. C'est ici que je me sens plus en sécurité... que je peux me faire plus confiance. Ici, c'est mon refuge.
L'accouchement, c'est un événement familial aussi ; c'est pour ça que ça doit être à la maison. Le bébé vient au monde dans une famille, chez lui. Il n'est pas un fait isolé. Ici, c'est mon monde, c'est mes racines... Ici je veux donner au bébé les meilleures conditions d'arrivée, le meilleur accueil.. Si on dit à une femme où accoucher, c'est comme lui dire que le bébé n'est pas à elle, c'est à la société. Quand j'ai eu le deuxième, il y a eu plus de monde... j'avais besoin de témoins... des amis... ma famille... pas pour me voir performer mais pour comprendre que j'existe... chacun me représentait d'une certaine façon. Un étranger ne peut jamais faire ça.. Je sentais que je faisais partie d'une communauté ; chacun faisait quelque chose dans la maison. Marie faisait une grosse sauce à spaghetti, ça riait dans la cuisine. La vie était là.. A l'hôpital, t'es coupée de la société.
Pis ici, le sens est différent : l'accouchement c'est un événement sacré... c'est un miracle ! c'est un moment précieux de la vie. A l'hôpital, y a pas de place pour la magie, y a pas de place pour cette intensité-là. L'accouchement est récupéré. Quand tu accouches, c'est la vie qui prend sa forme la plus éloquente ! C'est sacré et en même temps on sent que la vie continue...
Après mon accouchement, j'ai pensé à ma mère, aux autres femmes qui accouchaient, qui avaient accouché. Je me sentais proche d'elles. J'ai senti (aussi) que ça faisait plus partie de ma sexualité... à l'autre accouchement, avant, c'était un arrêt de ma sexualité pis tu recommençais après... Après avoir accouché, j'ai senti que je pourrais faire n'importe quoi dans ma vie... je serais capable. Ça a été une occasion de me sentir plus compétente : j'avais mis au monde un enfant.

Et s'il arrivait quelque chose ? La question du risque

C'est une question de confiance : en soi et dans la vie. Faut sentir que ça va bien aller, sans avoir de garanties. La naissance, c'est un événement majeur, c'est pas juste médical.. Y a pas de raison d'aller... d'être à l'hôpital, sauf quand ça va mal. Tout allait bien dans ma grossesse... Ça me donnait confiance. Je suis pas révoltée contre le système... (mais) moi j'aurais eu peur d'accoucher à l'hôpital, peur que ça se passe mal, parce que j'ouvrirais pas. A l'hôpital, il y a beaucoup d'éléments inhibiteurs, il y aurait eu de la censure... pis je trouve que le système ne valorise pas les femmes qui accouchent. Si vraiment il le faisait, il y aurait quelqu'un là où je veux accoucher. Je pourrais entendre « oui ! tu vaux la peine pis je vais venir chez toi pour t'aider à accoucher ». Dans un autre milieu, c'est eux les plus importants, c'est pas la femme qui accouche. A l'hôpital, il y a trop de monde... les changements de shift, ça n'a rien à voir avec la réalité d'un accouchement. Les infirmières qui sont placées là pendant huit heures, c'est pas ça la sécurité. Pis pour moi c'est pas ça la qualité. A l'hôpital, c'est nécessaire d'avoir une expertise mais c'est pas nécessaire de faire la même chose avec tout le monde. C'est sûr que quand y faut intervenir... y faut... Je veux pas courir après une idéologie. Mais pourquoi aller ailleurs quand c'est pas nécessaire. C'est ici que je me sens plus en sécurité. Moi j'avais besoin de quelqu'un qui soit capable de rien faire, d'être juste une présence pour être capable de faire ce que j'ai à faire. A l'hôpital, avec tout le monde qui est là, j'accoucherais mais j'ouvrirais pas. C'est sûr qu'avant l'accouchement j'avais un certain stress... comme le trac. Mais c'était des peurs normales. Un accouchement c'est majeur pour toutes les femmes. C'est un temps où... on est très proche de la vie et très proche de la mort. A la maison avec la sage-femme, son pouvoir médical, y va pas entraver le fait que ça m'appartient. Elle va me laisser mon pouvoir. Même si elle en sait plus que moi, je sais qu'à la maison, on fait une équipe. C'est un autre genre de rapport. C'est de l'entraide... il y a vraiment une communion qui se fait. Le pouvoir d'accoucher, c'est moi qui l'assume pleinement. Avec la sage-femme, je me sentais en sécurité... elle me connaît, elle est disponible et si elle m'avait dit qu'il fallait aller à l'hôpital, à ce moment-là je savais que ça aurait été absolument nécessaire.
La sage-femme m'avait dit « écoute, fais ce que t'as à faire, moi je vais faire ce que j'ai à faire ». Alors j'étais chez moi, j'enlève ma montre, je suis avec mon chum, j'suis occupée... j'accouche. Ce que je fais, c'est pour moi, pour ma famille, pour mon bébé... c'est quelque chose qui m'a ramenée face à moi-même, quelque chose qui m'a fait évoluer. Ici, ça a permis la plénitude de la vie et de la joie... et pour moi, c'est une façon de changer le monde.

La douleur de l'accouchement...

Ben moi, j'avais pas trop peur au premier... Je crois que la douleur, ça va avec la naissance. Ça fait partie de l'événement, je ne peux pas m'en détacher... si on l'enlevait, ça enlèverait tout le sens de l'expérience. C'est comme aller au cinéma et qu'on enlèverait le son, ou aller dans un jardin et enlever l'odeur des fleurs. Agir sur la douleur, ça peut trafiquer toute l'affaire. Je verrais pas un accouchement sans douleur... pas avoir mal ça serait pas normal.
Je passe toute ma grossesse à essayer de ne même pas prendre une aspirine et à la fin j'accepterais de me faire shooter des médicaments ? C'est pas logique !. Pour moi, la douleur c'est quelque chose de profond, d'intense. C'est même plus que ça : la douleur, c'est l'intensité de la naissance... c'est un peu comme une pièce musicale ; tu as toujours un crescendo à la fin... à la fin de la grossesse, quand tu accouches, c'est fort... La douleur c'est la force de l'accouchement... faut respecter ça.
La première fois la douleur m'écrasait, alors que cette fois-ci, la douleur m'a ouvert. Probablement parce que j'étais dans le moment présent alors que l'autre fois, j'attendais juste la fin. Au deuxième, j'étais en travail chez moi, j'étais à la fenêtre et j'ai vu le soleil se lever, j'ai vu des gens qui se réveillaient... et moi je faisais ce que j'avais à faire. La douleur, tu peux la séduire et elle peut te séduire, à cause de ce qu'elle te dit : le bébé s'en vient. Je pense qu'il y a des maux qui sont absolument nécessaires pour savoir ce qui se passe exactement... Y a une mise au point à faire entre la médecine et l'accouchement... c'est important de pouvoir soulager le mal mais aussi, le monde sait pu c'est quoi avoir mal. On n'est pu capables de voir qu'il y a des souffrances utiles... on est des êtres humains, on n'est pas encore des clones...
Quand t'es malade, quand j'ai eu une mastite, là j'ai eu envie d'être soulagée, mais là... c'est pas du tout la même chose ! Accoucher c'est un gros effort, c'est de l'ouvrage ! J'avais pas peur de ça, le gros ouvrage, même si c'est pas toujours facile de s'ouvrir. Accoucher, pour moi, c'est comme déménager un frigidaire, mais toute seule. On pense juste à la tenir pour monter la prochaine marche... Dans l'accouchement y a de la douleur, mais y a pas juste ça. Quand tu accouches, c'est la vie qui prend sa forme la plus éloquente ! Je me disais : wow que c'est fort ! le corps qui est pris par cette force et que tu ne peux rien... pis le bébé qui sort... c'est ça qui est merveilleux... pour moi c'est positif. Ça fait une complicité avec le bébé, un partage de l'intimité... lui aussi ça lui fait quelque chose de naître.
La douleur m'a touché quelque part... dans l'âme... c'était pas une douleur. C'est la douleur mais c'est le fait d'être concentrée en moi. Ça devient des vagues. T'enlèves le mot... La frayeur de la douleur ça t'ouvre, pis après ça laisse à place à... t'es plus touchée par le beau parce que t'es plus avec...

2. Le récit des sages-femmes

Le récit des sages-femmes s'est bâti de la même façon que celui des femmes tout en étant bien consciente que ce qu'elles ont partagé relève plus d'un discours. Leur vision qui s'est élaborée à partir certainement de leur expérience de femme et aussi d'une présence attentive à des centaines d'accouchements. Leur parole révèle beaucoup plus un monde qu'une science, même si elles sont très au fait de la science médicale de l'accouchement. C'est parce qu'elles ont accepté de parler de leur monde que j'ai voulu intégrer leur cosmogonie avec les paroles des femmes pour compléter l'image « de l'intérieur » de l'accouchement à la maison.

J'ai aussi intégré dans la construction du récit ce que les sages-femmes ont partagé au sujet de leur rapport avec les femmes, du rôle qu'elles avaient à leur côté parce je considère que ce lien avec les femmes est un élément important de la culture de l'accouchement à la maison, et qu'il a créé une empreinte forte et inaliénable dans la conception de la profession sage-femme au Québec.

Pour vous qui travaillez comme sage-femme au Québec depuis au moins 15 ans, pour vous qui avez surtout été à des accouchements à la maison, parlez-moi de l'accouchement.

(Un accouchement) c'est le moment, avec la mort, les plus marquants et les plus fondamentaux de l'expérience humaine. D'ailleurs, la façon de l'aborder, de l'expliquer, de l'observer est directement liée à la peur que l'être humain porte en lui, de la mort, du mystère. C'est un passage de vie : on le voit comme on voit la vie. L'accouchement à domicile, pour moi, c'est l'accouchement encore dans son état pur... Je dois protéger l'unicité de l'expérience parce que c'est elle qui appartient à la femme et qui contribue à ce qu'elle devient. Je suis pas là pour créer des nouveaux modèles. Je veux valider l'expression personnelle de l'accouchement... éviter les pièges de la performance et de la compétition.
Pour moi, (l'accouchement) c'est le pouvoir des femmes, un pouvoir qui leur appartient, seulement à elles... il n'est jamais partagé... ce sont les femmes qui sont capables de donner la vie.. c'est leur capacité la plus grande... c'est un événement unique. Et il n'y a que la femme et son entourage qui peuvent nommer et créer ce que l'accouchement est pour eux, représente pour eux, dans leur vie, à ce moment-là. (Moi)... j'ai un rôle de protection et de vigilance... être une présence, un miroir parfois, quelqu'un avec un sac à truc...
Il y a, dans le poids de la grossesse, la souffrance de l'accouchement, l'esclavage de l'allaitement, il y a un cadeau profondément humain, et profondément féminin qui fait qu'on a accès à des choses auxquelles les hommes n'ont pas accès. Aux femmes qui choisissent ou qui n'ont pas d'enfant, on a à leur partager ce cadeau parce que ça nous fait toutes avancer : les femmes, les enfants, l'humanité. Si on se coupe de ça, on s'en trouve appauvries... c'est le nivellement par le bas. La grossesse et l'accouchement m'appartiennent : ils sont faits de ma chair et de mon sang et de mon investissement d'amour... il y a une connexion totale à la vie dans ce qu'elle a de vital, d'éternel. (Accoucher) c'est pas un geste, c'est grandiose... c'est donner la vie... continuer la race humaine. Il y a beaucoup d'énergie qui vient de la naissance ; la naissance, c'est une histoire, c'est une belle histoire... on a tous une histoire. Dans le temps, c'est le pendant du neuf mois plus tôt... (A l'accouchement)... I record the story... L'accouchement, c'est l'accueil d'une nouvelle vie, quelque chose de nouveau naît : une femme, une famille, une mère, un père ; tout ça arrive avec le bébé. (et moi) je suis là pour l'accueil du bébé.
L'accouchement, c'est un miracle, c'est spirituel... c'est sacré. (d'ailleurs) on devrait revendiquer la spiritualité, comme le corps. On devrait voir l'énergie et l'âme d'un accouchement. (Comme sage-femme)... I am the inkeeper of the crossroad. Chaque femme se souvient de ses accouchements toute sa vie. J'aide les gens à cheminer dans l'autonomie, dans leur vie... et à trouver un sens à ce qui leur arrive. A travers l'expérience de l'accouchement, on peut faire l'expérience du pouvoir à l'intérieur de soi, on peut grandir, guérir et passer à autre chose à travers nos relations. (A l'accouchement)... I'm holding the space for people to do what they need to do.
L'accouchement, c'est merveilleusement bien fait... de toute beauté... et en même temps, et je le sais par expérience, ce n'est pas parfait... la nature aussi est bien faite mais elle n'est pas parfaite... personne ni aucun lieu ne pourrait garantir à une femme qu'il n'arrivera rien, ni à elle ni à son bébé. Dans tout accouchement, l'énergie de la vie est là et l'énergie de la mort aussi. Ce n'est pas un ou l'autre, c'est l'un et l'autre. Il faut juste en être conscient... (accoucher) c'est un acte de foi : dans le processus-même et dans la vie. Je me vois comme une semeuse... des informations, des idées, des questions, des prises de conscience... si la terre est bonne quelque chose va pousser, mais ce n'est pas moi qui est à l'origine de ça. Je suis là pour reconnaître les compétences des parents avant que ça soit vu, comme une fève qui germe toute seule avant qu'on voit la feuille. En prénatal, on crée l'espace pour que ça puisse s'éveiller. Après, on voit si il y a une feuille ou pas. C'est pas à moi à évaluer comment ça pousse. Je dois voir à ce que toutes les conditions soient là : une relation de confiance, de l'information, de l'espace intime, le non jugement, un encadrement. La femme qui veut accoucher à la maison, pour moi, c'est de la terre noire... A mon deuxième enfant, si j'avais été observée par des spécialistes, des professionnels, j'aurais été corrigée . Mais j'ai eu mon espace pour devenir un expert moi-même avec mon enfant... c'est ça qui m'a renforcée. Avec les femmes, je veille à ce qu'elles aient aussi un espace... je suis là pour l'empowering. C'est la base de ma pratique.
(Dans l'histoire), l'observation de la phénoménologie de l'accouchement a passé à travers la lunette extrêmement épaisse et déformante du genre des observateurs : le genre masculin. La femme est un outil dans un processus de création qui n'est pas un processus de production... et l'accouchement, ce n'est pas un processus passif. Il n'y a rien de moins passif que de s'ouvrir pour laisser passer un bébé. Il faut donner la permission à ce processus de se passer à l'intérieur de ma propre chair alors que la moitié de mon corps va avoir à se tasser pour laisser au processus de la place. Une femme qui accouche n'est pas juste en train de subir en attendant que ça finisse. Une femme qui accouche bien, est devant mes yeux à faire quelque chose que je ne vois pas mais que je sens et dont on observe le résultat. Il n'y a pas de mot pour parler de cette passivité qui n'est pas passive. La définition de la passivité est masculine. Il y a peu de phénomène de la vie qui n'ont pas de mot. Pour moi, l'épidurale c'est la passivité.
Finalement, l'accouchement C'EST LA VIE, dans les termes de conception, gestation, accouchement et postnatal... toute la vie est comme ça. L'accouchement, c'est passer à l'action par rapport à quelque chose que l'on porte... c'est pas nécessairement vivant ; (parfois) il y a mort-né, parfois il y a besoin de ressuscitation, parfois il y a hémorragie... c'est global et c'est approprié... c'est un acte mystérieux et c'est correct comme ça... c'est une chance d'apprendre à grandir... c'est un processus et la vie est un processus comme celui-là... ce sont des cycles tout le temps... même souper est un processus.
Il y a beaucoup de femmes qui ont peur de la douleur de l'accouchement et c'est pour cela qu'elles ne veulent pas accoucher dans un endroit où il n'y a rien pour la douleur. Parlez-moi de la douleur de l'accouchement.

Je crois profondément qu'il y a un sens à cette douleur. Je me considère comme un témoin du sens qu'il y a à cette douleur et (je veux) offrir aux femmes des pistes pour trouver quel est ce sens-là pour elles. Si on renommait l'accouchement comme un processus de séparation, ça serait plus facile de comprendre qu'il n'y a pas de séparation sans douleur. Mettre un bébé au monde ; il ne nous appartient plus... ça, c'est douloureux. Laisser cet enfant se détacher parce que la poursuite de la cohabitation est im-pos-si-ble... pour moi, ça a nécessairement sa résonance dans la douleur qui est vécue... On a des crises émotives au sujet de ce qu'il faut traverser pour devenir mère, mais quand on a le bébé dans le vagin, ça nous aide à voir ce qu'il faut qu'on lâche, qu'on abandonne, qu'on donne, qu'on sacrifie pour que cet enfant-là dans son corps physique, s'incarne, voit le jour... l'absence totale du vécu physique enlève énormément de prise à l'aspect symbolique, émotif et psychique de ce que c'est que de s'ouvrir pour qu'un enfant passe. On est conscient de ça dans d'autres domaines de la vie. Par exemple, perdre un conjoint accidentellement à une époque où c'était pas prévu. La personne qui déciderait pour ne pas souffrir de cette chose-là, de prendre des pilules de façon carabinée pour les prochains 6 mois, pourrait toujours espérer qu'au bout de 6 mois la chose se soit réglée d'elle-même. La nouvelle, c'est que ça ne l'est pas. Et c'est de plus en plus clair pour les gens qui observent ce phénomène du deuil et donc de la séparation, qu'on a besoin de vivre que ça fait mal. On a besoin d'incarner dans le physique la réalité de cette rupture-là pour être capable de la traverser assez qu'il faut parfois reprendre le rituel 6 mois ou 6 ans après pour le vivre. Donc, si l'épidurale c'est comme dire « on va sauter ce bout-là et tu vas voir, ça va bien aller, ton bébé va être là ». Eh bien, il y a erreur...
On peut faire (aussi) une analogie instructive par rapport au passage de l'adolescence. Là aussi il y a séparation, de sa famille, de son enfance et c'est pas facile. C'est douloureux. C'est un passage qui comporte des douleurs qui sont normales. Ce qui se passe en ce moment, c'est qu'on n'écoute pas, qu'on n'entend pas ça ; il n'y a pas de place pour le vivre. Alors la seule autre manière de la vivre si on a très mal, c'est de se geler. Et on trouve ça abominable les adolescents qui se gèlent. Et on trouve ça fabuleux les femmes qui se gèlent pour vivre leur passage à elle. À quoi ça sert de souffrir quand vous êtes adolescent ? Mettez-les sur le Prozac, tous, de 14 à 18 ans. Il y aurait une levée de boucliers mais toutes les femmes qui se rendent à l'hôpital en disant : « donnez-moi mon Prozac maintenant », on leur donne et on trouve que c'est un merveilleux progrès...
Il devrait y avoir une place pour l'émotion, pour le cri... Quand le mal est nommé, pleuré, crié, souvent l'épidurale n'est pas nécessaire... (Mais) une femme peut avoir d'autres « mal » : mal à des abus sexuels antérieurs, à sa propre naissance, à sa grossesse qu'elle perd, à sa solitude, à son couple, à sa mère qu'elle voudrait près d'elle... Et il y a les peurs... peur de ce qui s'en vient et qu'on ne connaît pas, peur de devenir mère, de rencontrer son bébé, peur des complications, peur de mourir, peur de l'intensité des sensations, de la partie animale de soi, peur de déchirer, de ne pas s'en sortir intacte... il faut travailler dès le départ à ce qu'il n'y ait pas d'autres douleurs que la douleur strictement physiologique, pour que la contraction ne fasse pas plus mal que le travail qu'elle est en train de faire. Mon travail n'est pas d'empêcher la douleur. Je surveille des choses physiologiques et médicales mais j'aide les gens à vivre l'intensité de la vie et des transformations qui sont en train de se produire. Un accouchement c'est un gros effort physique. C'est comme un marathon. Quand on a fini un marathon on n'a plus rien dans la tête, rien dans le corps. On est allé jusqu'au bout.
(Je dois dire que)... l'excès de douleur est (aussi) quelque chose qui existe. La douleur fait partie de la physiologie de l'accouchement mais il existe aussi une douleur non physiologique... L'analgésie à l'accouchement peut aider mais on ne peut pas remplacer la sensation de l'accouchement par une absence totale de sensation... l'absence totale de sensation n'est pas souhaitable mais l'excès... ne l'est pas non plus.
La douleur de l'accouchement n'est pas un drame. Elle est là pour quelque chose. La douleur est le signe d'une transformation. On ne peut pas avoir la peur de confronter les douleurs sans avoir peur de confronter les changements qui arrivent. La peur de la douleur, c'est un peu la peur de la vie... Je suis là pour aider les femmes à explorer ce que la vie peut leur apporter avec la maternité. L'accouchement nous révèle à nous-mêmes. C'est un cadeau. (Pendant l'accouchement) je suis avec (les femmes), je voyage avec elles, je les guide, je leur tiens la main et je les encourage à avancer : un pas à la fois, une contraction à la fois. Mon rôle est de dédramatiser. Si ça fait mal... so what ! la vie fait mal des fois, c'est pas grave, c'est normal. Le processus créatif est douloureux, les artistes le savent. Quand on donne la vie, c'est un geste de création... à la base.
Pour moi la douleur fait partie d'un rituel d'initiation... Ailleurs, les initiations ne sont pas très douces. Elles sont un défi et c'est là que tu te rencontres... il n'y a personne qui peut t'aider sauf toi. Ça a une grande valeur... Accoucher, c'est une façon de voir qui on est... je suis là pour aider les femmes à goûter à la vie... ça implique la douleur, ça implique la joie... ça va ensemble. (pour moi) la douleur est un moyen d'empowerment. Après un accouchement, (la femme) réalise qu'elle a tout fait ça ; elle est plus forte. Ça peut grandir la vision qu'elle a d'elle-même.
On entend constamment parler des risques de l'accouchement. C'est pour ça que les médecins veulent que toutes les femmes accouchent à l'hôpital. Qu'en pensez-vous?

(Pour moi), la Nature est en général merveilleusement bien faite. Les femmes sont faites pour porter et mettre au monde leurs enfants. C'est fait pour marcher... mais je sais aussi, par expérience, que la Nature n'est pas parfaite et que parfois ça nous apparaît même cruel... (mais) qui a dit que la vie devait être facile et que le progrès va nous y amener ? On peut viser à atteindre plus de confort mais on ne pourra jamais enlever l'inconfort fondamentalement humain de l'angoisse, de la souffrance et de la mort... à moins d'être sous anesthésie générale. (Moi) je ne suis pas parfaite et je dois aider les gens à vivre avec l'imperfection de la condition humaine... la grossesse, l'accouchement et le post- natal sont des révélateurs de ça.
Le risque c'est pas la réalité, c'est un calcul mathématique, c'est un calcul statistique. On ne peut pas tout calculer dans la vie. Le calcul c'est une façon de voir les choses... il y en a d'autres. Avec les femmes, faut pas calculer, faut soupeser. C'est pas une question de chiffres, c'est souvent une question de sensation, d'impression. Dans les chiffres il n'y a pas d'âme. Une femme, c'est une personne... et l'essentiel c'est la vie, c'est les personnes... l'importance de la relation... ce sont les liens qui créent des forces, pas la technologie. Le risque en lui-même n'est rien. C'est l'idée et la place qu'on lui fait qui fait la différence. On doit constamment garder une souplesse et une ouverture d'esprit envers les statistiques. Par rapport à un accouchement, la médecine voit le verre à moitié vide et moi je vois le verre à moitié plein... mais la réalité est la même... On ne semble pas accepter qu'il y a des erreurs alors qu'on ne devrait pas accepter de penser qu'il n'y a pas d'erreur.
Pour celle qui accouche à la maison, la sécurité, c'est à l'intérieur d'elle, pas à l'extérieur. Elle est en lien avec son bas-ventre, avec son enfant et sa capacité de se mettre accroupie, grogner et sortir son bébé. Je suis là pour nourrir la confiance. Je ne peux pas lui donner, elle peut pas prendre ça dans les livres... je lui fais confiance... (mais) c'est elle qui doit se faire confiance. Mon but quand une femme me dit qu'elle se sent prête à accoucher, ça veut dire que même si elle était toute seule, elle se sentirait prête... je me sens sécure dans mon processus... pour accoucher à la maison, tu peux pas douter. Tu peux avoir peur, c'est pas pareil... le cheminement de chaque femme peut être très différent ; mon travail, c'est de les prendre où ils sont et de les aider à faire des choix réels. Leur choix ne m'appartient pas et ils n'ont pas à le faire pour moi.
L'accouchement à la maison c'est une affirmation du fait que la vie comporte des risques. Ce qu'on fait dans la vie c'est choisir les risques qu'on a envie de courir et quand on choisit, on choisit aussi le type de responsabilité qu'on a envie de prendre par rapport à ce risque là. Un accouchement, c'est pas seulement comment ça s'est passé dans le dossier : des chiffres, des heures et des statistiques. C'est surtout comment ça s'est vécu. Une femme va avoir ça avec elle toute sa vie... j'ai un rôle d'amour et de compassion pour chacune... je dois l'aider dans sa recherche de sens à tout ça.
Dans mon choix de travailler comme sage-femme, je choisis d'avoir à rencontrer la mort dans ma vie et d'aider les gens à apprendre à connaître cette cohabitation continuelle avec la mort. C'est un rapport à la vie qui demande énormément d'humilité...

Chapitre 2 LE PAYSAGE... Chapitre 3 ACCOUCHER... À LA MAISON Titre Sommaire