Chapitre
3
ACCOUCHER...
À LA MAISON
Lorsqu'on
rencontre une femme enceinte, la question « pourquoi
accoucher ? » ne se pose jamais. Par contre, ici au
Québec comme dans tous les pays industrialisés, la question du
pourquoi se pose par rapport au lieu d'accouchement uniquement lorsqu'une femme
enceinte n'accouche pas à l'hôpital. Aussi est-ce la
première question que j'ai posée aux femmes que j'ai
rencontrées dans le cadre de ce travail. En fait, je ne voulais pas
analyser véritablement les raisons de leur choix mais dans leur
réponse, leur « parce que » pouvait donner
accès à ce que signifiait pour elles la notion de maison et celle
de l'accouchement.
A
partir des rencontres et à travers le récit qui s'est bâti,
je voudrais donc analyser dans un premier temps le sens de cet espace pour
elles. C'est pour cela que j'ai volontairement omis de poser la même
question aux sages-femmes parce je les rencontrais comme sage-femme et non
comme femme qui avait accouché à la maison. Dans cette
démarche de regard et de décodage anthropologique, je suis bien
consciente que toutes les femmes qui accouchent chez elles n'ont pas les
mêmes représentations de la maison, pas plus que l'on pourrait
dire des femmes qui accouchent «
ailleurs »,
qu'elles ont une représentation similaire de l'hôpital ou la
maison de naissance.
Dans
un deuxième temps, je voudrais faire ressortir au moyen de
métaphores ou d'images-clé les conceptions et le sens de l'acte
d'accoucher. Dans une société où l'institution
médicale a imposé non seulement sa vision du corps et de
l'accouchement dans son discours, mais aussi et surtout dans les pratiques et
les lieux de pratique qui correspondent à cette vision, il me semblait
important de donner la parole à celles qui n'ont pas suivi les normes.
Mais s'intégrant à cette démarche, je veux ajouter cette
fois-ci le récit des sages-femmes, parce que leur «
cosmogonie »
s'est construite à partir de leur propre expérience de femme en
plus d'une présence vigilante, ouverte et respectueuse de centaines de
femmes qui ont accouché à la maison dans les vingt
dernières années. Et de plus, et surtout, elles n'ont pas eu une
formation structurée (donc normalisée et
médicalisée) par les institutions entourant la naissance.
Même si l'émergence de leur savoir a été
analysée dans un contexte d'accouchement à la maison (Tremblay,
1983), je ne veux utiliser ici que le complément d'images
apportées à celles des femmes parce que ces images sont
nées de la pratique à domicile et qu'elles parlent de plusieurs
centaines de femmes qui ont accouché.
1.
La maison
Les
gens vivent dans différents types d'habitations, logements,
appartements, lofts, bungalows, duplex, condos, tours à logements etc.,
qu'ils soient au sous-sol ou au 12
e
étage, avec ou sans fenêtre, espace neuf, vieux ou
rénové, à la campagne ou à la ville. Ce qui est
commun à ces espaces, c'est qu'ils sont considérés par
ceux qui les habitent comme «
la
maison
»,
sans être nécessairement « une maison » telle
qu'entendue par les officiers de la construction.
Pour
celle qui accouche chez elle, l'hôpital ou même la Maison de
naissance c'est «
ailleurs »
par rapport à l'espace qu'elle appelle «
chez
moi
».
Cette notion ne renvoie pas à un genre d'habitat mais signifie
plutôt que l'espace est associé au sens identitaire de la
personne. C'est l'espace où on peut être soi-même, où
l'on a la liberté de vivre conformément à son être,
à tel point que c'est là qu'on peut «
se
retrouver
».
Pour l'habitant d'une maison... «
sa
propriété est l'expression de l'ipséité, qu'il veut
réaliser en lui-même, et par laquelle il veut se distinguer des
autres
»
(Tollenaere 1967:40). La maison est non seulement le milieu que l'on
connaît parce qu'on y vit, c'est aussi le milieu qui nous fait
vivre : «
c'est
mon espace vital
».
C'est le premier lieu considéré comme «
mon
monde
».
La
maison, en tant que «
chez
moi
»,
soit le meilleur lieu où l'on peut être soi-même,
reçoit donc un caractère d'authenticité. Et les
événements qui se passent dans notre maison nous appartiennent et
nous pouvons donc plus facilement se les approprier et ainsi
« les
événements peuvent mieux s'intégrer
».
La maison devient non seulement un centre d'intégration «
integrated
selfhood or wholeness
»
(Rabuzzi 1991), elle contribue, comme l'accouchement, au processus
d'individuation.
L'espace
domestique est riche en analogies quand vient le temps d'expliquer sa fonction
représentative : un nid, un refuge, un cocon, une tanière...
Ces références représentent la maison non seulement comme
contenant mais sont surtout utilisées pour expliquer l'effet de
protection apporté par le lieu. La maison est non seulement un nid pour
les parents mais une protection et un accueil pour l'enfant qui y naît.
La maison contenant la mère qui elle-même contient l'enfant. Cette
maison est perçue comme le prolongement du corps, permettant à
l'enfant de passer du corps de sa mère à un corps plus grand qui
est la maison, gardant une continuité dans la protection qui lui est
donnée, car la maison est non seulement un contenant mais elle a aussi
une fonction d'envelopper et de couvrir, «
comme
l'habit recouvre l'intimité de mon corps
»
(Tollenaere 1967:125). Dans notre société, ne parle-t-on pas
d'une complète nudité sociale lorsqu'on dit de quelqu'un qu'il
est un «
sans
abri
»,
n'ayant pas la protection minimale dont l'humain a besoin : un abri. Une
maison constitue un refuge contre le monde extérieur et contribue au
sentiment de sécurité ressenti par ceux qui l'habitent.
L'hôpital, comme «
ailleurs »
n'est pas considéré comme un endroit qui offre la
sécurité dans ce contexte conceptuel.
L'espace
du chez soi est considéré comme le lieu de l'intimité
véritable. L'intimité est ce qui est considéré
comme intérieur et profond, secret parfois, personnel et très
privé. C'est la condition ultime et fragile qui fait qu'une personne se
sent suffisamment en sécurité pour être vraiment
elle-même, sans avoir l'impression d'avoir à cacher quelque chose.
Pour les femmes, l'intimité perçue comme offerte par
l'hôpital ou la maison de naissance, est considérée comme
quelque chose d'artificiel, de déplacé, comme ce qui est
présenté par une chambre d'hôtel, sans toutefois les
considérer comme des lieux publiques. L'hôpital est un milieu
où sont des étrangers en face desquels il semble beaucoup plus
difficile de se laisser aller et de s'ouvrir pour accoucher. Ainsi, c'est parce
que l'accouchement est défini comme un processus d'ouverture, comme
événement intérieur et intime qu'il ne peut être
envisagé d'être vécu dans un meilleur espace que sa
maison : «
c'est
le choix le plus cohérent et le plus légitime pour moi... Je
ne peux pas être « en moi » à
l'hôpital... Ici je perds moins d'énergie à m'occuper de ce
qui vient de l'extérieur
».
La maison concentre toutes nos images de protection et d'intimité.
Cette
cohérence est un élément central de la
représentation de la maison. C'est un facteur de cohésion des
différents aspects de la vie de ceux qui l'habitent, rejoignant ainsi
Bachelard pour qui la maison est «
une
des grandes puissance d'intégration par les pensées, les
souvenirs et les rêves des hommes... (elle) évince les
contingences, elle multiplie les conseils de continuité. Sans elle,
l'homme serait un être dispersé
»
(1957:27). La maison contribue non seulement au sentiment de cohésion
lien entre les multiples facettes de la vie mais dans le récit des
femmes, elle est représentée comme une véritable monade,
i.e. une unité parfaite qui est le principe des choses
matérielles et spirituelles (Le Petit Robert). Cette signification
rappelle le besoin profond de continuité et d'unité dans une vie
moderne, morcelée, fragmentée et centrée sur la
performance et la production et quand, pour l'homme - machine vivant dans un
univers technologique et programmé, la maison est plus souvent une
machine à habiter (Le Corbusier), un lieu prévu pour fonctionner
et mais pas nécessairement y vivre.
Les
femmes parlent de leur maison et du confort. La notion de confort au sens
commun renvoie surtout à un confort d'objets, d'équipement et
aussi de certaines qualités fonctionnelles comme l'éclairage,
l'ambiance thermique et acoustique. Ce confort-là est bien plus une
norme technique et administrative fondée scientifiquement dont la
domotique induit un nouvel art de vivre. Dreyfus lui oppose, sans être
exclusif, la notion de confort discret renvoyant plutôt à une
totalité, car le logement ne peut être réductible à
une somme d'objets et de fonctions. Il doit être appréhendé
comme un tout, comme un espace indicible où le confort renvoie à
l'essence des êtres dans leur identité et dans leurs relations au
monde et aux êtres... «
la
capacité des êtres à inventer leur vie est
irréductible à tous les objets du monde et est l'essence
même de l'indicible
»
(Dreyfus, 1995:46). Difficile de saisir une réalité
insaisissable...
Au
niveau physique, peut-être que la baignoire est plus grande mais c'est
« ailleurs ». C'est pas juste une question d'être
dans mes affaires. J'aurais pu amener mes draps, mes couvertures, mes coussins,
mes objets, un tableau, j'aurais pu dire « je recrée mon
cadre » mais non... c'est plus profond que ça... Ça n'a
rien à voir avec l'espace physique... La maison donne un confort
intérieur, c'est là où je me sens bien.
C'est
le confort de vivre conformément à ses croyances et à ses
habitudes et de ne pas avoir à « changer de
culture » en changeant de lieu.
La
notion de contrôle, dans le sens de « être en
contrôle » fait de la maison plus qu'un simple lieu : elle
devient un territoire. Elle est en opposition aux yeux des femmes avec
l'hôpital, un autre territoire ou sphère de contrôle
où «
il
y a toujours un jeu de pouvoir
»,
où «
j'ai
pas le contrôle
».
Cette notion de contrôle est une des raisons importantes pour choisir
d'accoucher chez soi. En privilégiant le contrôle, les femmes ne
parlent pas tant de contrôle de l'accouchement que du contrôle de
leur vie dont elles veulent en assumer la responsabilité. «
ce
qui m'arrive m'appartient... je dois l'assumer comme j'assume la
responsabilité de ma vie. J'ai fait le choix de m'appartenir... je veux
aussi être maître de ma vie
».
Le contrôle sur l'environnement du domicile est une partie de ce qui
façonne le sentiment de sécurité des femmes. «
chez
moi y a pas d'indésirable, c'est moi qui fait le règlement ;
j'suis pas obligée de bouger pour personne
. »
Si
l'espace est immobile, le temps est un écoulement que l'on
perçoit par les changements. L'accouchement et la naissance font partie
des événements qui marquent le temps d'une vie. Dans une culture
dominée par les horaires et les compartiments de temps, dans nos
sociétés où les rythmes marqueur du temps sont
accélérés, les corps sont domptés et leurs rythmes
sont complètement occultés et où l'on s'occupe des corps
comme si l'être qui les anime s'en était absenté. Et
pourtant,... «
toute
forme de vie est réglée intérieurement et
extérieurement par des rythmes synchrones avec la nature
»
(Hall, 1984:36). Dans notre culture technologique et concentrée, il y a
nécessité de contrôle. À l'hôpital, il se
produit un synchronisme des personnes et des activités. La femme en
travail doit changer souvent son rythme pour s'harmoniser au rythme de
l'hôpital, à ses différentes cadences : jour, soir,
nuit, fin de semaine. La rentabilisation du temps de travail demande de
considérer le corps humain comme facteur de production et dans cette
suite, le corps des femmes mêmes comme outil de production d'un
bébé. La notion d'efficacité et de performance à
laquelle la science médicale est soumise conditionne les
mentalités, les discours et les pratiques. Pourtant, à la suite
de Haire, Kitzinger et Arms, Rich affirme que la maternité est «
...
a continuum, interwoven inextricably with the entire spectrum of a women life.
It is not a drama torned from its context, a sudden crisis to be handled by
others because the mother is out of her body.
»
(Rich 1976:176). C'est ce qui fait dire à une femme :
si
je vais ailleurs pour l'accouchement et que je reviens... même si c'est
pas longtemps après, c'est peut-être pas grave mais ça fait
un trou... il y a eu une brisure... ici, c'est la continuité avec ma
vie. Je voulais que l'accouchement y reste dans ma vie.
A
la maison, la référence au temps est très
différente : «
ici,
le temps c'est
mon
temps ».
Il y a une appropriation des rythmes du corps.
« Moi
je voulais vivre l'événement comme ça devait se passer.
»
Le temps n'est plus un ensemble d'unités qui se calculent et
s'additionnent. Ce n'est plus le temps calculé par la montre à
partir de normes livresques scientifiques. Le temps d'un accouchement, c'est le
temps d'un processus, comme une saison, comme l'éclosion d'une fleur.
C'est un temps biologique. Ce n'est pas du temps pour soi comme
extérieur à soi et gérable. C'est le temps du corps, du
mystère de la mise au monde. «
Alors
je suis chez moi, j'enlève ma montre, je suis avec mon chum, j'suis
occupée... j'accouche
. »
Dans le contexte normatif, contrôlé et programmé des lieux
et des rythmes du corps, dans une culture où la médecine tente de
contrôler un temps et un corps qui ne lui appartiennent pas (Morin,
1982), les femmes qui accouchent à la maison veulent dire la valeur de
cette appropriation du temps marquant une transformation importante dans leur
vie : elles deviennent mère. Elles veulent vivre le temps de la
mise au monde et aussi le temps du contact avec le nouveau-né, «
...
le temps et l'espace pour faire mon petit cocon avec mon bébé...
y faut que tu partes parce que quelqu'un d'autre va accoucher...
».
L'événement de l'accouchement s'inscrit dans la
temporalité des événements de la vie, et dont la
continuité est ressentie plus profondément à partir de
l'espace de la maison. «
Ici
c'est inscrit dans mon histoire
».
La femme qui accouche s'inscrit aussi dans l'histoire d'une famille, d'une
lignée. Elle prend conscience d'être née d'une femme, qui
elle-même est née d'une femme, qui elle-même... une
chaîne de vie, de ventres, de seins, de bras. L'accouchement
ramène aux origines, aux racines des événements de notre
vie dans la lignée des générations qui nous ont
précédées et même dans la lignée de
l'histoire de l'humanité...
La
maison est un lieu d'inscription non seulement psychique mais aussi physique.
C'est l'espace que l'on habite avec nos odeurs, nos sons, nos marques, nos
traces. Ce sont des traces dont les femmes avaient besoin en accouchant chez
elle. Ces traces des gestes de la mise au monde, de leur passage à elles
et de la naissance de leur enfant, elles veulent les offrir à leur
enfant comme lien tangible avec leur histoire et leur origine. Un ancrage dans
le monde physique, le régime de l'incarnation, l'humanité...
«
je
veux être capable de dire à mes enfants : toi tu es né
ici, toi t'es né là... je voulais offrir ça à mes
enfants
».
Et l'hôpital qui est usé à force de frotter pour enlever
les traces de l'humain (corps et âme) qui y a séjourné!
La
vision médicale de l'accouchement mène logiquement à
l'accouchement à l'hôpital. L'hôpital est un endroit
habité par des personnes malades, un lieu de crise, de drames. C'est un
panoptique de surveillance et de contrôle des corps (Foucault,1975), un
lieu d'aliénation. Pour les femmes, l'humanisation véritable
c'est l'appropriation des représentations et du sens entourant
l'accouchement et la naissance. Cette appropriation pouvait se réaliser
de la meilleure façon grâce et dans l'espace d'un domicile
signifiant. Pour être pleinement dans mon humanité, par le corps
comme lieu de médiation entre moi et le monde, dans ce moment où
«
l'autre »,
l'enfant dont je suis le monde, traverse mon corps pour arriver dans mon monde,
dans notre monde, dans le monde, cet autre, je voudrais le mettre au monde dans
ma maison, dans notre maison...
Le
domicile est l'être rempli et protégé dans
l'actualité du présent de la vie dans le monde... La promesse du
domicile est cette descente dans les profondeurs d'existence où
s'attardent les destins avant de se lancer au spectacle de
l'être-là ; promettre, c'est reconnaître ce mouvement
potentiel, cette force latente, cette tension à éclater qui est
propre au monde humain avant qu'il accomplisse son destin humain. (Danek,
1985:434).
Les
liens du temps et de l'espace sont étroits et l'humain effectue une
sorte d'aller-retour du temps, de l'espace et des gestes du corps comme si
«
les
rythmes du temps ne pouvaient s'éprouver que dans le miroir des traces,
des lignes ou des traits que des gestes gravent dans l'espace pour le graver de
la présence d'une présence.
»
(Maglione in Dreyfus, 1995:60).
L'espace
du domicile, choisi pour ce qu'il constitue comme rapport à
soi-même, au monde, au temps et à l'espace, permet
d'intégrer et de s'approprier les bouleversements de ce puissant
mouvement d'émergence que constitue l'arrivée d'une nouvel
être, d'une nouvelle vie. La maison est un milieu de vie, pas un milieu
de services. Ses représentations par les femmes comme espace de
protection, d'intimité, de confort intérieur, comme gage
d'authenticité, de cohésion, de contrôle et d'appropriation
du temps et de l'espace en font une véritable monade permettant de vivre
l'accouchement, un des événements majeurs de la vie de
façon pleinement significative. Ainsi, il se produit un double
mouvement : le sens de l'accouchement pour les femmes est en lien de sens
et enrichit leur vision de la maison en même temps que le fait
d'accoucher à la maison confirme et enrichit le sens qu'elles donnent
à l'accouchement.
2.
L'accouchement
L'accouchement
est non seulement un phénomène qui arrive aux femmes mais surtout
qui n'arrive
qu'aux
femmes.
C'est un fait féminin. La grossesse et l'accouchement sont des
événements chargés d'espoirs et de craintes dont chaque
société structure le sens et les pratiques dans le but de
contenir ce puissant mouvement d'émergence qu'est la venue d'un enfant.
Au Québec, comme en Amérique du Nord, la science médicale
a construit un savoir sur le corps et donc sur l'accouchement. Le regard
médical, masculin, est maintenant accepté comme le point de vue
le plus valable et même prépondérant par rapport aux autres
représentations de l'accouchement. La connaissance que les femmes ont de
leur corps n'a pas constitué un savoir considéré comme
valable puisque celles qui en étaient les dépositaires, les
sages-femmes ont été discréditées par
l'émergence de la profession médicale et son institutionnalisation.
La
femme qui n'a pas accouché ne sait pas ce qu'elle va vivre, même
si on lui a expliqué en quoi ça consiste, même si elle a lu
et vu des films d'accouchement. Dans le monde moderne, nous voyons de plus en
plus de femmes qui ne se demandent pas seulement comment elles vont accoucher
maintenant, mais plutôt
si
elles vont être capables de le faire. À la peur normale s'est
ajouté le doute...
Les
femmes, en général, savent de l'accouchement ce que leur
mère et les femmes de leur famille leur ont transmis, verbalement ou
non, ce que leurs amis et connaissances leur ont raconté, ce qu'elles
ont lu, de scientifique ou non, mais considéré comme
sérieux sur le sujet ; et enfin ce que les images
médiatiques ont laissé comme message. À part quelques
sources alternatives, l'accouchement est défini comme un
événement biomédical, chargé de risques et se passe
la majorité du temps à l'hôpital. Ça fait au moins
deux générations de femmes qui ont accouché à
l'hôpital au Québec car depuis les années 60, plus de
90 % des femmes qui accouchent, le font à l'hôpital.
(Saillant, 1987:129). L'accouchement à la maison se trouve à
être considéré comme une véritable exception dans ce
contexte. En fait, en 1997, il y a moins de 1 % des accouchements qui se
passent à la maison.
Bien
que la plupart des femmes qui ont accouché à la maison acceptent
l'accouchement dans les termes biophysiques et l'importance de ces
repères comme signes d'anormalité, elles ne donnent pas la
priorité et encore moins la prépondérance de cette
conception. Elles ne sont pas «
contre »,
mais l'accouchement n'est pas « en soi » un processus
dangereux et d'abord biophysique. Elles se sont considérées comme
des personnes en santé, elles ont été suivies par une
sage-femme et parfois aussi par un médecin qui ont vérifié
durant la grossesse les éléments biomédicaux qui auraient
pu être des signes d'anormalité et acceptaient en
général la valeur de ces signes comme des occasions
d'interventions possibles. Quand une femme accouche à la maison, c'est
parce qu'elle est considérée comme une bonne candidate, les
sages-femmes ayant des conditions très précises pour
évaluer la situation. La majorité de ces conditions sont
d'ailleurs nommées comme des éléments biophysiques. Voici
donc, à partir des récits des femmes et des sages-femmes et
à l'aide de métaphores-clés mon analyse des
représentations autour de l'accouchement.
L'accouchement
comme ouverture.
Pour
les femmes l'accouchement est un processus d'ouverture qui se passe avant tout
dans le corps, à travers lui. C'est l'ouverture du col, du vagin et de
la vulve qui est la condition d'arrivée de l'enfant. Cependant,
l'ouverture dont les femmes parlent est aussi une ouverture psychique. S'ouvrir
à «
l'autre »,
l'enfant qui vient dans notre vie, s'ouvrir à la vie dans ce qu'elle
porte de nouveau et d'inconnu, d'intense, d'effrayant, de merveilleux, de
précieux et de sacré. S'ouvrir à ce qu'on ne connaît
pas de soi-même (forces et faiblesses), de notre conjoint, de la vie.
«
L'accouchement,
c'est l'inconnu et c'est d'une intensité incroyable. La vie va venir,
mais comment va-t-elle venir ? C'est un moment où une femme s'ouvre
dans ce qu'elle a de plus fort et de plus tendre...
».
Cette ouverture à la vie permet aussi à la femme de «
renaître » :
«
I
am a woman giving birth to myself
»
(Rich, 1976:181).
L'accouchement
comme force.
Pour
les femmes, l'accouchement est vécu et décrit comme une force
incroyable. Elle est perçue comme venant de l'intérieur du corps,
comme une intensité dans le corps.
« c'est
une force qu'il y a dans moi
».
Cette force est celle qui ne peut être contrôlée. Ainsi, une
sage-femme pratiquant aux Etats-Unis parlait de la femme qui accouche comme une
des forces élémentaires de la Nature : comme les
marées, un tremblement de terre, une tornade... dans le sens de la
puissance et dans le sens «
non
contrôlable
»
(Gaskin,1977). Et... «
of
being swept up in a force of nature so powerful that your ordinary experience
of yourself is gone. This disappearance of the ordinary experience of yourself
epitomizes self-transformation
».
(Rabuzzi,1993:1X). Certaines femmes en ont peur et d'autres l'ont
apprivoisée, ou au moins l'acceptent : «
le
corps qui est pris par cette force et que tu ne peux rien... pis le
bébé qui sort... c'est ça qui est merveilleux.
»
Les femmes reconnaissent dans cette force que le processus de l'accouchement
est bien fait et qu'«
il
faut se laisser aller
».
Cette notion de laisser-aller est comprise en opposition au contrôle.
Elle implique une attitude à l'égard du physique et du
psychologique : la liberté de mouvements, de positions et de
l'expression des sentiments et des émotions comme la colère, la
peine, le découragement, l'impuissance, mais aussi la déception,
la joie, l'extase... Se laisser aller, c'est se permettre d'être
soi-même, que l'on soit très réservée ou très
expressive, mais surtout de laisser s'exprimer des parties de soi qu'on ne
connaissait pas ou qu'on ne voulait pas montrer dans nos rapports sociaux ni
même intimes parfois. C'est accepter l'expression de l'animalité
de l'accouchement, les grognements et les cris qui viennent de loin. Cette
acceptation du «
chaos »
du corps, paradoxalement permet aux femmes de se sentir en possession
d'elles-mêmes et de leur vie.
La
force de l'accouchement est aussi entendue comme une force physique que l'on
doit déployer «
c'est
comme déménager un frigidaire, mais toute seule.. on pense juste
a le tenir pour monter la prochaine marche.
»
Un accouchement ça se passe dans le corps.
Mais
la force de l'accouchement n'est pas seulement la force «
qui »,
mais c'est aussi la force «
de »,
dans le sens de capacité, dans le sens de
pouvoir.
La capacité d'accoucher, de mettre au monde son enfant. C'est
l'accouchement qui fait se sentir forte et capable. Les femmes ont ce pouvoir
-qu'elles aient ou non des enfants-. Personne ne leur donne car il ne vient pas
de l'extérieur, il est à l'intérieur. «
Après
avoir accouché, j'ai senti que je pourrais faire n'importe quoi dans ma
vie... je serais capable
».
Cette notion de pouvoir serait intéressante à comparer avec la
notion de pouvoir élaborée par Foucault et qui est intimement
liée avec la notion de savoir. Les femmes ont un «
savoir »
et un «
pouvoir »
d'accoucher. Si le pouvoir se définit en acte, l'acte d'accoucher
devrait constituer un immense pouvoir dans notre société. Mais
«
la
reproduction a toujours été considérée comme une
sphère féminine menaçante que l'homme cherche soit
à éviter en la marginalisant et en l'occultant, soit à
maîtriser en lui imposant sa propre logique.
»
(Oakley in Brière, 1987:104). La science masculine exerce un pouvoir sur (
power
over
),
tandis que les femmes ont le pouvoir de (
power
from within
).
C'est le pouvoir du dedans. Pour les sages-femmes, lorsqu'on peut faire
l'expérience de ce pouvoir à l'intérieur de soi
« on
peut grandir, guérir et passer à autre chose à travers nos
relations
».
Mais bien plus, l'accouchement ce n'est pas seulement un pouvoir, mais c'est
le
pouvoir
des femmes «
...
qui leur appartient seulement à elles... il n'est jamais
partagé... ce sont les femmes qui sont capables de donner la vie...
c'est leur capacité la plus grande
. »
L'accouchement
comme intérieur
L'accouchement
est un processus qui se passe à l'intérieur, au-dedans, au fond
de soi. C'est pour ça qu'il est si difficile à décrire.
C'est comme essayer de décrire une émotion. Les femmes que j'ai
rencontrées ont parlé de l'accouchement comme
phénomène intérieur pour me faire comprendre que
c'était très personnel. On vit un accouchement de la façon
qu'on peut vivre les choses personnelles (physiques et psychiques) de notre
vie : chacun à sa façon. «
Accoucher
c'est tellement un truc personnel, qui te demande d'être toi que d'aller
ailleurs...
».
L'accouchement est donc un événement intime, très
privé. Il est difficile dans cette perspective d'envisager de le vivre
dans un endroit considéré comme public ou du moins habité
par des étrangers. C'est aussi un élément dont les femmes
et les couples tiennent compte lorsqu'ils pensent à
l'éventualité d'avoir d'autres personnes à l'accouchement
(famille ou amis). Mais le fait d'inviter des personnes de la famille ou des
amis à partager cette intimité, peut prendre un tout autre sens.
«
J'avais
besoin de témoins... pas pour me voir performer mais pour comprendre que
j'existe... chacun me représentait d'une certaine façon. Un
étranger ne peut jamais faire ça
».
Le partage de cette intimité contribue au resserrement des liens
familiaux et sociaux :
« je
sentais que je faisais partie d'une communauté
».
Les liens sociaux qui sont validés sont ceux qui sont tissés avec
des gens que l'on connaît. L'espace domestique à ce moment inclut
«
la
société
».
Celle-ci n'est pas identifiée à l'espace public et mise en
opposition à l'espace privé, donnant à l'accouchement
à la maison, une image de fermeture ou de retrait du collectif. Pour ces
femmes, c'est «
à
l'hôpital (que) t'es coupée de la société
».
L'accouchement
comme instinct
L'accouchement
est décrit comme instinct dans le sens opposé à un
processus mental, rationnel. On n'a pas à se concentrer pour qu'un
accouchement se passe. Dans une société où la
rationalité, la volonté et le contrôle sont des
valeurs-maîtres, la perspective d'un accouchement
« non
contrôlé
»
est déroutante et souvent crainte. D'ailleurs, l'utilisation de la
technologie est considérée comme une bonne chose par les femmes
qui la voit comme un outil de contrôle de leur expérience
corporelle. Les femmes qui ont accouché à la maison parlent de
l'instinct en faisant référence à la partie «
animale »
de la personne, partie qu'il faut respecter comme on respecte un animal qui est
en train de mettre bas... on ne le dérange pas. «
Je
me sens sauvageonne quand j'accouche, y a une partie de moi qui est
animale...
».
C'est pour valoriser cet élément fondamental de l'accouchement
chez l'être humain que Michel Odent (1990), un médecin
français parle de l'enfant comme le «
plus
beau des mammifères
».
Il parle des conditions favorables aidant la femme qui accouche à se
déculturaliser et à retrouver son instinct. Devenir une femelle
en train de mettre au monde son petit.
L'accouchement
comme passage
Un
passage «
entre
le moment où tu portes l'enfant et où l'enfant vient à la
vie
».
La femme et son enfant vivent tous les deux un passage. L'enfant est dans le
passage entre le monde du corps de sa mère et notre monde. Il passe dans
le corps de sa mère : elle est elle-même un passage. Et la
femme qui accouche est elle-même dans son passage : de l'état
de fille à l'état de mère. Ce passage l'amène
à réorganiser une nouvelle identité car elle a un nouveau
statut social et un nouveau rôle à jouer.
« Ça
crée une empreinte... pour moi et pour mon bébé.
»
Mircea Iliade parle de passage initiatique. Davis-Floyd s'est inspirée
des écrits de Van Gennep, Turner, Abrahams et Malinowski pour analyser
l'accouchement en Amérique comme rite de passage technocratique. Pour
elle,
Through
hospital ritual procedure, obstetrics deconstructs birth, then reverses,
inverts, and reconstructs it as a technological process. But unlike most
transformations effected by ritual, birth does not depend upon the performance
of ritual to make it happen. The physiological process of labor itself
transport the birthing woman into a naturally liminal situation that carries
its own affectivity. Hospital procedures take advantage of that affectivity to
transmit the core values of American society to birthing women. From society's
perspective, the birth process will not be successful unless the womam and
child are properly socialized during the experience, transformed as much as by
the physiology of birth.
(in
Michaelson,1988:171).
Les
sages-femmes parlent de passage de vie que l'on voit
« comme
on voit la vie
».
La femme vient de vivre quelque chose qui la change pour le restant de sa vie.
Dans toutes les sociétés, les femmes sont entourées de
rituels qui accompagnent le passage de la naissance, pour protéger la
mère et l'enfant dans une situation de vulnérabilité,
mettre de l'ordre dans le «
chaos »
du corps, et permettre l'intégration sociale de la nouvelle mère
et du nouveau-né. Ce mouvement, entre deux états, deux
situations, est chargé d'inconscient, d'espoirs et de craintes ;
«
C'est
un moment où une femme s'ouvre dans ce qu'elle a de plus fort et de plus
tendre
».
Pour certaines femmes, l'accouchement est un passage qui se fait difficilement,
physiquement et psychiquement. Symboliquement l'accouchement est comme un mur
qu'il faut briser ou escalader. Sans l'aide de quelque force (Pitocin,
épidurale), elle n'y arrivera pas. Pour les sages-femmes, une attitude
non-duelle peut aider à faire le passage. Ça ne demande pas de
force. C'est comme l'énergie de l'eau sur la pierre. De son
côté, Rabuzzi a montré comment le passage de
l'accouchement, moyen donné par la nature pour expérimenter une
puissante transformation (mort et renaissance), a été repris dans
différents rituels de passage des grandes religions sous la forme d'une
mort à une ancienne vie puis d'une renaissance spirituelle :
Thus,
paradoxically, patriarchal thought frequently makes childbearing metaphoric of
« higher » ritualised rebirth from which women have been
traditionally excluded, while simultaneously distancing itself from actual
childbirth (1993:XX).
L'accouchement
comme occasion
L'accouchement
est perçu par les femmes comme une occasion de faire une démarche
dans leur vie, «
de
faire du ménage
»,
d'évoluer, d'être vraiment soi-même, de se sentir plus
forte, plus compétente. Une sorte d'épreuve qui
révèle à soi-même et qui nous en apprend un peu plus
sur la vie : «
la
vie va venir mais comment ?
».
Faire face à l'inconnu n'est pas une chose considérée
comme facile dans une société qui présente le
contrôle et les garanties comme nécessaire à la
sécurité des personnes dans la vie. C'est aussi une occasion de
se sentir en lien avec d'autres femmes qui ont eu des enfants : celles qui
nous ont précédées, celles de sa famille et même les
autres femmes sur la terre. Pour les sages-femmes, il y a une autre
occasion :
il
y a, dans le poids de la grossesse, la souffrance de l'accouchement,
l'esclavage de l'allaitement, il y a un cadeau profondément humain et
profondément féminin qui fait qu'on a accès à des
choses auxquelles les hommes n'ont pas accès. Aux femmes qui choisissent
ou qui n'ont pas d'enfant, on a à leur partager ce cadeau parce que
ça nous fait toutes avancer : les femmes, les enfants,
l'humanité. Si on se coupe de ça, on s'en trouve appauvri.
Pour
elles, à travers la grossesse et l'accouchement, « il y a une
connexion totale à la vie dans ce qu'elle a de vital,
d'éternel ».
L'accouchement
comme histoire
L'accouchement
et la naissance sont une histoire..., «
on
a tous une histoire
».
Non seulement l'accouchement contient son propre temps, sa propre durée
mais il s'inscrit aussi dans le cours du temps. Il marque le temps. Pour
Leboyer, (1983) «
la
naissance est une intersection de la durée
».
Pour les sages-femmes, «
c'est
le moment avec la mort, les plus marquants et les plus fondamentaux de
l'expérience humaine. D'ailleurs, la façon de l'aborder, de
l'expliquer, de l'observer est directement liée à la peur que
l'être humain porte en lui, de la mort, du mystère
».
Il s'inscrit non seulement dans une histoire personnelle, mais aussi celle
d'une famille, d'une continuité de générations et
même celle de l'humanité. «
Après
mon accouchement, j'ai pensé à ma mère, aux autres femmes
qui accouchaient, qui avaient accouché. Je me sentais proche d'elles
».
Les femmes s'inscrivent dans la lignée des
générations ; elles ont conscience de ce qu'il y a
derrière elles et aussi devant : l'enfant arrive «
chez
lui
»,
«
dans
notre maison et je veux être capable de dire à chacun de mes
enfants : toi t'est né ici, toi t'es né là... les
traces... je voulais offrir ça à mes enfants.
»
Notre propre temporalité et notre propre spatialité sont les
composantes de notre propre histoire. L'accouchement n'a pas à
être isolé dans le temps et l'espace. Pour celles qui ont
accouché à la maison, il faut inscrire cette histoire dans le
livre de famille et non pas dans les statistiques de l'hôpital.
Un
accouchement s'inscrit aussi dans la suite des événements faisant
partie de la vie sexuelle des femmes : «
Ici
c'est la suite de la vie, mon bébé a été fait ici
».
La sage-femme fait référence à l'accouchement comme, dans
le temps, «
le
pendant du neuf mois plus tôt
».
L'intimité de la maison permet sans doute de vivre l'accouchement comme
une fonction sexuelle normale de la femme. «
J'ai
senti (aussi) que ça faisait plus partie de ma sexualité...
à l'autre accouchement avant, c'était un arrêt de ma
sexualité pis tu recommençais après...
».
Comme l'exprime très bien Rich :
Childbirth
is (or may be) one aspect of the entire process of a woman's life, beginning
with her own expulsion of her mother's body, her own sensual suckling or being
held by a woman, through her earliest sensations of clitoral eroticism, and of
the vulva as a source of pleasure, her growing sense of her own body and its
strengths, her masturbation, her menses, her physical relationship to nature
and to other human beings, her first and subsequent orgasmic experiences with
another's body, her conception, pregnancy, to the moment of first holding her
child. (1976:179)
L'accouchement
comme un tout
L'accouchement
est enfin un «
tout »
dans le sens du tout qui est plus que la somme de ses parties et dans le sens
du tout dont on ne peut pas séparer les éléments sans
toucher à son identité-même. C'est un tout vivant, dont
chaque élément contribue à l'ensemble et qui bouleverse
l'ensemble lorsqu'il est lui-même touché, brisé ou
carrément enlevé. C'est le principe d'un système
écologique. C'est un événement total de la vie, dans son
contenu et dans son contenant.
La
femme enceinte et celle qui accouche fait l'expérience
phénoménologique de la non-dualité, l'expérience du
«
et » :
le corps
et
l'esprit,
la tête
et
le coeur, la force
et
la fragilité, la douleur
et
la joie, l'intérieur
et
l'extérieur, le oui
et
le non, le profane
et
le sacré, la vie
et
la
mort... Dans un éthos moderne de l'individualité et du
narcissisme, dans un conditionnement culturel faisant ressentir le
« moi » comme un centre isolé de conscience et de
volonté à l'intérieur d'un sac de peau face à un
monde extérieur étranger (Watts), la femme enceinte fait
l'expérience d'être une «
enceinte »,
une forteresse et en même temps, l'expérience de vivre un lien,
une union «
mystique »
avec l'autre « en » elle. Dans le monde du positivisme et
de la rationalité, elle fait l'expérience de mystère de la
vie et de la « relationalité ». Nous vivons un
conflit interne entre notre moi et notre corps, entre notre raison et notre
instinct et nous croyons que c'est la condition essentielle d'une vie
civilisée. Dans un monde de technologie et de production, la femme
enceinte fait l'expérience de l'écologie d'un système et
d'un processus de création. C'est précisément dans ce sens
d'ailleurs, que la critique du système obstétrical
considère que «
today
childbirth and parenting may be the worst ecological disaster areas of all.
»
(Arms 1994:170). Dans un monde profane, la femme fait l'expérience du
sacré. Le profane est le monde de l'aisance et de la
sécurité, en autant qu'il y a une sûre et prudente
soumission à la règle ; tandis que le sacré est une
forme d'énergie incompréhensible, difficilement maniable et
éminemment efficace. Mais, ils «
sont
tous deux nécessaires au développement de la vie ; l'un
comme milieu où elle se déploie, l'autre comme source
inépuisable qui la crée, qui la maintient, qui la renouvelle
. »
(Caillois,1950:26). L'accouchement est un puissant révélateur.
Alors comprendre la naissance, c'est aussi comprendre la vie comme un
tout
et comme un mystère.
Pour
les sages-femmes, l'accouchement est une analogie complète avec la vie.
L'accouchement,
C'EST LA VIE, dans les termes de conception, accouchement et postnatal... toute
la vie est comme ça. L'accouchement c'est passer à l'action par
rapport à quelque chose que l'on porte... c'est pas
nécessairement vivant ; (parfois) il y a mort-né, parfois il
y a besoin de ressuscitation, parfois il y a hémorragie... c'est global
et c'est approprié... c'est un acte mystérieux et c'est correct
comme ça... c'est une chance d'apprendre à grandir... c'est un
processus et la vie est un processus comme celui-là... ce sont des
cycles tout le temps... même un souper est un processus.
Nous
pouvons prendre conscience à quel point le sens qu'à «
la
maison
»
pour les femmes, peut être riche en diversité autant qu'en
profondeur, et révéler à quel point la maison n'est pas un
lieu comme un autre. Elle est un lieu d'identité et d'appropriation du
temps et de l'espace. La maison est un milieu de vie et un territoire. Elle a
des fonctions de protection, de cohésion, d'ancrage et
d'intégration, et l'accouchement qui s'y déroule peut donc
s'inscrire dans la logique de ses représentations. Car l'accouchement
raconté dans leurs mots, par les femmes et les sages-femmes,
révèle un autre rapport au monde que celui présenté
dans les discours sérieux et scientifiques. Il n'exclut pas les
représentations biophysiques et mécanistes de la mise au monde,
ni ne s'y oppose ; mais il se situe nettement dans un espace «
autre »,
un monde féminin, riche et rond... Pour les femmes et les sages-femmes,
l'accouchement et la maison sont interreliés étroitement par des
complémentarités de sens. Ils en viennent à faire partie
des racines et de l'empreinte de la venue au monde de l'enfant :
«
c'est
ici que je suis né
».
Mais
la réalité de l'accouchement telle que construite culturellement,
fait entre autre souvent référence à l'accouchement comme
processus douloureux et tellement chargé de sens négatif que la
douleur de l'accouchement est devenu un enjeu de plus en plus important dans
nos sociétés occidentales modernes. Je vais donc explorer cet
enjeu dans le prochain chapitre. Dans un premier temps, pour donner un
aperçu des valeurs sociosymboliques entourant la douleur en
général, puis la douleur de l'accouchement en particulier ;
dans un deuxième temps, le sens et le regard qu'ont les femmes et les
sages-femmes sur la douleur de la mise au monde. Et enfin les mettre en relief
l'un par rapport à l'autre.