La question du risque est la principale objection concernant l'accouchement à la maison, autant de la part de la communauté médicale que de l'ensemble de la société elle-même. Un de mes buts était donc d'entendre les femmes et les sages-femmes à ce sujet afin de comprendre leur point de vue qui témoigne d'une relation au monde particulière. Avant de faire une analyse sémiologique des récits, je voudrais cependant élaborer sur la trame culturelle de cet enjeu autour de la naissance, en retracer la trajectoire historique et nommer quelques pôles de sens qui permettront d'en comprendre la dynamique globale. C'est bien la trame supranarrative, le fond sur lequel évoluent les femmes qui accouchent à la maison ainsi que les sages-femmes qui y pratiquent.
En Occident, depuis les 18 e et 19 e siècles, les médecins ont pris une place de plus en plus grande dans le domaine de la naissance. Pour asseoir leur légitimité, ils ont défini la grossesse et l'accouchement comme des phénomènes potentiellement pathologiques. Cette conception de la potentialité de la pathologie reste encore aujourd'hui l'assise du rôle de la médecine auprès des femmes (Arms 1994, Scully 1980, Rothman 1982, Wertz & Wertz 1977). C'est la logique de « on ne sait jamais ce qui peut arriver » et on peut seulement dire que tout est normal qu'en rétrospective. En fait, la médecine a réussi à imposer un « monopole de la violence symbolique légitime » i.e. elle s'est imposée par son discours, sa vision de l'accouchement, du corps des femmes et même de la reproduction humaine (Bourdieu). Leur capital symbolique aidant, les médecins ont réussi à créer un nouvel habitus chez les femmes en Occident. Et les média, fascinés, ont souvent servi de courroie de transmission de ce discours.
Selon Quéniart, il s'est effectué par la suite un premier glissement de la notion de pathologie à celle de « risque ». Celle-ci est devenue une véritable idéologie, présente d'ailleurs dans tous les domaines de la vie sociale. L'obsession de la sécurité témoigne de l'épistémè de notre époque (Foucault). Le risque ne résulte pas d'un danger précis, il est plutôt « un effet de la mise en relation de données abstraites ou facteurs qui rendent plus ou moins probable l'avènement de comportements indésirables » (Castel in Quéniart 1988:50). Ainsi, dès le début de la grossesse, on procède au calcul des risques et on place les grossesses par catégories : à bas risque et à haut risque, et maintenant il y a même des risques croissants (Williams Obstetrics 1985). Et c'est plus tard qu'un deuxième glissement s'est effectué avec le déplacement du risque de la grossesse au foetus lui-même (Quéniart 1988). Car c'est lui maintenant le patient le plus important en obstétrique. Selon Quéniart, l'idéologie du risque témoigne «... d'un déplacement dans la façon qu'a la médecine de s'ingérer dans la vie des femmes : son emprise n'est plus directement appliquée à la grossesse mais s'adresse au foetus qui, très tôt, appartient déjà à la société » (p.56).
Ainsi, on déplace la responsabilité des structures et des pratiques vers les femmes elles-mêmes, les rendant responsables du développement du bébé sans tenir compte du contexte social et environnemental sur lequel elles ont peu d'emprise. Elles sont invitées fortement à modifier leurs habitudes de vie car c'est à elles que revient la responsabilité de produire un enfant en bonne santé. Dans ce paradigme, l'accouchement devient la simple production du bébé. Le ventre ne protège plus, il contient. On a constaté qu'il s'est opéré une scission conceptuelle considérant la mère et l'enfant comme deux personnes différentes, avec des intérêts différents et possiblement même opposés. Il existe maintenant un genre de logique selon laquelle le foetus, de tout temps considéré comme étant protégé par la mère, est éventuellement considéré comme devant être protégé de la mère. Cette perception est non seulement induite par les experts mais elle est éventuellement admise par les femmes elles-mêmes.
Le corps des femmes devient de plus en plus visible pendant la grossesse mais de façon paradoxale, il devient aussi de plus en plus transparent pour en révéler le caché, le mystère : le foetus. Le « corps médical » est plus important que le corps des femmes. L'oeil humain est remplacé par la fibre optique ou les ondes échographiques pour percer à jour le mystère du corps humain. « C'est ce panoptique du corps qui se profile à l'horizon : voir à l'intérieur du corps, assister en direct au fonctionnement de la machine humaine, visualiser l'inconnu. » (Brohm 1985:27). L'être humain a peur du noir, de l'ombre ; alors une femme sans ombre permet de contrôler l'angoisse devant l'inconnu caché, et en même temps se donner le droit de vérifier pour soi et pour elle aussi si tout va bien.
Ce droit de regard sur le ventre de la mère (couveuse sous contrôle et « protégée » en même temps que son enfant, infantilisée parfois par des examens médicaux systématiquement prescrits sur la base de critères épidémiologiques standardisés) est au point de jonction des intérêts étatiques (sanitaires, sociaux et économiques) et médicaux (maîtrise et transparence résument tout le projet scientifique occidental, et depuis plus d'un siècle, s'affirme l'attention des médecins pour la chose sociale). (Gavarini in De Vilaine, Gavarini et Le Coadic, 1986:191).
Le médecin moderne doit rendre le sujet visible et tout noter : c'est ce que Arney appelle le « monitoring ». Pour la surveillance de la grossesse et de l'accouchement et dans l'intérêt de l'enfant à naître, dans notre société moderne, tout doit être mis au jour (Ellul, 1977) pour pouvoir être appréhendé et apprécié... « subjects must be separated, individualized, subjected to constant and total visibility, and offered technologies of normalisation to garantee an optimal experience... » (Arney 1982:153).
Le médecin regarde le dossier et les résultats des tests, procède à quelques mesures qu'il note au dossier, peut donner des informations, mais la médiation technique omniprésente est souvent l'affirmation que rien de sera entendu qui ne soit objectivement constaté (Clavreul 1978). « Il s'opère petit à petit un « passage de la présence » du regard et du toucher à un « stockage des données » » (Quéniart 1988:189). Ainsi le médecin n'a plus à établir une relation concrète avec la personne qui le consulte. Cette constatation permet d'éclairer le sentiment croissant de solitude des gens dans un monde où pourtant, les communications sont généralisées.
Dans les batailles pour parler contre l'accouchement à la maison, la médecine explique que l'accouchement est un événement rempli de risques, que tout peut arriver sans signe avant coureur et qu'il faut donc qu'il se déroule dans un lieu suffisamment équipé pour agir en cas d'urgence : l'hôpital. La maison n'est pas un lieu sécuritaire pour un accouchement ; il y a donc des risques reliés à ce lieu d'accouchement, même si cette prise de position n'a jamais été prouvée scientifiquement : l'accouchement à la maison est un choix sécuritaire pour des femmes qui sont en santé et dont la grossesse s'est déroulée normalement.
Mais ce que la médecine ne dit pas en parlant des risques du lieu, c'est que la femme elle-même est considérée de plus en plus comme un lieu de risque pour le bébé. Le corps féminin n'est plus considéré comme apportant protection et nourriture à celui qui y séjourne. La médecine est obsédée par la prématurité, les bébés de petit poids et les arrêts de croissance intra-utérins, justifiant un monitoring méticuleux et constant, non seulement des paramètres biomédicaux de la grossesse, mais d'aspects de plus en plus nombreux de la vie des femmes qu'elles doivent modifier « pour avoir un beau bébé en santé ». La situation impossible dans laquelle les femmes sont mises, c'est qu'elles ne sont plus représentées et ne se représentent plus elles-mêmes comme espace de sécurité et de protection pour leur bébé. Elles font elles-mêmes partie des risques pour l'enfant, surtout si elles fument, si elles boivent une bière, si elles travaillent trop, si elles prennent trop ou pas assez de poids, etc., dépendamment des normes établies pour l'époque.
La femme est considérée comme responsable de ce qui arrive à son bébé.
... les femmes sont socialisées à une perception d'elles-mêmes comme vulnérables et même possiblement menaçantes pour l'enfant qu'elles portent. Leur rôle en tant que reproductrice consiste à obéir aux normes et à accepter les interventions. Les experts sont pour leur part socialisés à leur légitimité en tant qu'intervenants dans l'accouchement.
(de Konink in Vandelac et al, 1989:281)
La pratique de l'obstétrique est basée sur la peur, ce à quoi les femmes sont très sensibles au nom de leur enfant ; mais sur un fond de risques omniprésents bien que virtuels, il s'est développé plutôt une idéologie sécuritaire. Ainsi la médecine définit ce qui lui apparaît comme sécuritaire, dont elle fait une norme, un genre de périmètre de sécurité à l'intérieur duquel il vaut mieux évoluer car en dehors, il y a les risques (qui sont toujours ceux que l'on nomme en prenant soin de laisser dans l'ombre la grande ombre : la mort ) qui rôdent et qui peuvent apparaître n'importe quand. Dans ce périmètre de sécurité : le médecin gynécologue, l'échographie, de nombreux tests, la science, les normes, le contrôle, le moniteur, la technique, l'hôpital. Un écart dans le trop ou le pas assez des normes nous met en dehors du périmètre, à la merci des risques et de la peur. N'oublions pas que la médecine a développé un savoir sur la faille ontologique de l'humain, son ancrage mortel : le corps. Nous touchons du doigt ici un des éléments les plus profonds et les plus importants et surtout les plus cachés de notre organisation sociale : « ... il est évident que l'ultime vérité de la société occidentale contemporaine, c'est la fuite éperdue devant la mort... » (Castoriadis 1996:66).
L'insécurité des femmes prend la forme de l'obsession de la normalité et d'une peur diffuse qui vient à désigner l'indéfini, l'incertain, l'inconnu, même en dehors de tout danger réel. Cette peur diffuse et l'obsession de la normalité les rendent perméables à la technologie. Celle-ci est essentiellement la réponse que les médecins donnent aux femmes pour répondre à leurs peurs. Si la technologie peut apporter une réponse à l'insécurité des femmes et même les réconforter elle « est cependant sans mémoire, sans souvenir et sans projet : elle reste ponctuelle, elle ne peut embrasser la totalité ni la globalité du vécu des femmes... » (Quéniart 1988:198), d'où son caractère éphémère, fugace et partiel.
La technologisation de la vie moderne a été critiquée par plusieurs auteurs (Ellul 1977, Illich 1975) car nous vivons dans un contexte social global où la technique occupe de plus en plus de place dans la vie du domicile ou du travail, et dans ce sens, hommes et femmes sont transis de technique. D'autres auteurs, féministes, ont précisé l'emprise de la technologie et de la science comme maintien du pouvoir mâle dans les vies des femmes et des mères (Corea et al. 1985, de Vilaine et al 1986, Vandelac 1986, Arditti et al. 1984). Pour Tollenaere, la science et la technique ont tendance à devenir une tumeur menaçant la santé de notre culture. L'effet pervers de la technique, comme l'explique Dufresne, c'est qu'elle « est l'ennemie de la vie... nous assistons à une formidable entreprise de grignotage de notre humanité » (L'Agora, 1997:10). Le contrôle par la surveillance est dans tous les espaces et à tous les niveaux. L'effet est répandu : « ... chacun semble vouloir réduire l'ampleur des oscillations de part et d'autre de la ligne droite qui représente la normalité, faisant ainsi de sa vie un encéphalogramme plat. » (Dufresne, L'Agora 1997, vol. 4, no 3:13).
La technique n'a pas de sens, le sens c'est la technique. Pour les femmes enceintes la technique participe à ce que je veux appeler l'idéologie sécuritaire. Selon cette idéologie : sécurité = médecin = normes = technologie = hôpital. Si la technique est encore présentée comme un simple outil, totalement neutre et objectif, il est clair qu'elle a des effets qu'il est impérieux de nommer car elle ne donne pas seulement du pouvoir, elle a, en quelque sorte, du pouvoir. La technique n'est pas neutre, elle neutralise : la vibration humaine avec le moniteur, le son de l'accouchement avec l'épidurale, la couleur de l'accouchement avec le projecteur, l'odeur de l'accouchement avec le savon antiseptique, le temps de l'accouchement avec le pitocin (médicament pour donner des contractions et accélérer le travail). La technique n'est pas objective, elle objective : les lieux d'accouchement avec les statistiques. La technique ne montre pas les différents niveaux d'expérience, elle nivelle : l'asymétrie homme-femme avec les nouvelles techniques de la reproduction, l'expérience masculine et féminine avec l'épidurale, la Nature avec la culture de l'hôpital, le temps et l'espace avec l'informatique (Virillio).
Dans ce contexte, en utilisant le risque comme grille de surveillance, on médicalise maintenant toutes les naissances car le lien de probabilité utilisé pour calculer les risques est souvent perçu par ceux qui l'utilisent comme un lien de cause à effet. Pourtant, il n'y a que 5 à 10 % des naissances qui posent un problème d'ordre médical (Arms 1975, Rocheleau-Parent 1980). Le paradoxe est que, dans un contexte ou la mortalité maternelle et périnatale est au plus bas et qu'il y a de plus en plus d'outils pour contrôler la morbidité, la grossesse soit perçue comme un phénomène de plus en plus risqué (Renaud in Saillant 1987:199). Cette traque du risque finit par nourrir la peur dont elle croyait avoir pour charge de l'effacer. Car la grille de la prévention et du risque ne fait plus voir que les dangers. L'idée n'est plus de détecter l'anormalité mais de déterminer le normal et les déviations quantitatives, justifiant dès lors d'autres mesures de contrôle ou d'action, « pour être bien sûr que tout va bien ». Durant les accouchements, il s'est produit un mouvement vers l'élimination de la division entre le normal et l'anormal, ouvrant alors la porte au monitoring de tous les accouchements. Cela permet aux médecins de mettre l'emphase sur l'aspect naturel de l'accouchement tout en gardant le droit d'intervenir.
Le risque ne peut servir à prédire de façon fiable la mortalité ou la morbidité, indices de prédilection de la médecine pour expliquer ses succès (Tew 1990). D'ailleurs, il est déjà critiqué par des épidémiologistes et même des médecins car « the introduction of risk scoring into clinical practice carries the danger of replacing a potential risk of adverse outcome with the certain risk of dubious treatments and interventions » (Enkin et al. 1989:30).
Dans notre système de santé québécois, l' humanisation a été le concept-clé utilisé pour amorcer de nombreux changements en périnatalité et il continue d'être une locomotive pour les politiques gouvernementales et pour plusieurs groupes de femmes. Il est utilisé en général dans le sens de laisser la place et la parole aux êtres humains concernés par le processus de la naissance et de leur permettre de faire des choix à l'intérieur d'une pratique obstétricale plus nuancée.
Ainsi depuis les années '80, il s'est crée des chambres de naissance dans la plupart des hôpitaux et bien que très peu utilisées au début, elles le sont couramment aujourd'hui. De plus, les femmes peuvent maintenant faire des plans de naissance et faire respecter un peu plus leurs désirs. De leur côté, les médecins ont essayé et réussi à réduire le nombre d'interventions auprès des femmes.
Tableau 2. Evolution du taux de quelques interventions obstétricales
Données provinciales (Gouvernement du Québec)
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
Cependant, il faut dire qu'il s'est produit durant les dernières années une transformation de sens d'un terme couramment utilisé en périnatalité et qui était implicite dans les démarches pour l'humanisation : l'accouchement naturel. L'expression accouchement naturel signifie normalement un accouchement sans aucune intervention sauf celle de la nature, donc pas de soluté, médicament, épidurale, épisiotomie ou autre. Ce qui se passe en ce moment, c'est qu'il est de plus en plus utilisé pour décrire un accouchement vaginal, en opposition à un accouchement chirurgical : la césarienne. Ainsi, nous voyons des femmes qui ont eu des interventions technologiques diverses (soluté, pitocin, épisiotomie, épidurale) dire qu'elles ont eu un accouchement naturel parce que le bébé est sorti par les voies naturelles.
De plus, si au Québec, il n'y a que 20 % des accouchements vaginaux qui ont été faits sans aucune anesthésie (cf. tableau 1), et cela exclut l'analgésie durant le travail, il est clair en ce moment, malgré un discours qui affirme qu'accoucher c'est normal, que les pratiques indiquent plutôt que les accouchements « naturels » sont rares.
Humaniser vraiment les soins entourant l'accouchement serait donner du pouvoir aux acteurs pour se représenter l'événement de la naissance et se l'approprier. La véritable humanisation de l'accouchement devrait permettre aux personnes qui le vivent, c'est à dire les femmes, de s'approprier leurs propres représentations, leur ordre symbolique et de vivre l'accouchement dans les espaces qui font du sens pour elles. Sinon la médecine va simplement continuer à imposer la vision biomédicale de l'accouchement dans les faits même si les discours parlent d'humanisation. Son biopouvoir va renforcer ses mécanismes d'assujettissement par la normalisation et consolider son pouvoir à l'intérieur d'un ordre technocratique.
Nous comprenons alors pourquoi les médecins ont toujours refusé de collaborer au fonctionnement des maisons de naissance : parce que pour eux, tout est à l'hôpital maintenant : la sécurité et l'humanisation. Selon Barel, l'hôpital permet en même temps de « convivialiser le contrôle » et de « contrôler la convivialité ». Alors les accouchements qui se passent à l'extérieur sont présentés comme non sécuritaires surtout parce qu'ils se produisent sans qu'ils les voient, donc en dehors de leur contrôle, surtout quand les sages-femmes elles-mêmes travaillent en dehors de leur champ de vision :
The freedom we do not have is the freedom of remaining unseen... The horror for modern obstetrics is... the unseen birth, the birth that occurs unmonitored and outside the existing system ; such a birth raises a « specter » over obstetrical work, as Dr. Young put it. We enjoy a special kind of freedom today, the freedom to have a fully monitored, well-managed, optimized birth with a garantee that no specter shall appear to haunt the experience.
(Arney, 1982:241)
Nous pouvons constater que même avec des modalités d'allure plus tolérantes, l'obstétrique « vise toujours à la conformité sociale » (Dostie, 1988).
Obstetrics is not even confined by traditional notions of pregnancy and childbirth as phenomena which occupy only a delimited part of a woman's life. Every aspect of every woman's life is subject to the obstetrical gaze because every aspect of every individual is potentially pathological.
(Arney 1982:153).
Comme l'explique Foucault, le pouvoir est d'autant plus efficace qu'il parvient à masquer sa mécanique et bien que les discours parlent de prise en charge et d'autonomie, « le caractère de l'époque, aussi bien au niveau de la vie quotidienne qu'à celui de la culture, n'est pas l'individualisme mais son opposé, le conformisme généralisé et le collage » (Castoriadis 1995:134). On peut être souple mais il y a des limites. « We don't believe in taking an added risk in order to satisfy an emotional need » disait un médecin américain en parlant des centres de naissance. (Payer, 1989:151).
Les besoins émotifs ne pèsent pas très lourd face aux risques. La médecine est essentiellement scientifique et positiviste. Pour Bataille (1973), c'est l'ordre réel qui a préséance sur l'ordre intime car la science tend à éloigner l'homme de lui-même et à réduire la vie entière à l'ordre réel.
Même si l'accouchement peut se vivre maintenant avec une souplesse des règles qui le régissent, il existe quand même un élément fondamental qui n'est pas touché : il y a 99 % des accouchements au Québec qui se passent à l'hôpital, symbole par excellence du pouvoir médical et de l'accouchement comme événement médical. Dans le contexte hospitalier, c'est quand même le personnel (les experts) qui définit le progrès du travail et les événements de l'accouchement car il faut un minimum de surveillance et de contrôle, à cause des risques. L'obstétrique peut s'humaniser mais seulement « à l'intérieur de l'hôpital », à l'intérieur de ce qu'elle définit comme normes. Les maisons de naissance sont boycottées par les médecins parce que l'accouchement en dehors de l'hôpital est en dehors des normes. De leurs normes.
Les médecins disent que leur pratique s'est humanisée, mais ils offrent en même temps une opposition généralisée et systématique à l'accouchement en dehors des centres hospitaliers, et il va sans dire aux accouchements à la maison. Sous les discours d'humanisation, de plan de naissance et de choix éclairés, on veut viser l'autonomie de la personne mais il ne faut jamais oublier que « l'épreuve de la liberté est indissociable de l'épreuve de la mortalité.. (car) un être - individu ou société - ne peut pas être autonome s'il n'a pas accepté sa mortalité . » (Castoriadis 1996:65).
Ainsi, ce qui est en train de se développer au Québec, c'est un système obstétrical souple, avec différentes alternatives, dans lequel les femmes pourront vivre l'expérience de leur accouchement avec l'impression d'être en contrôle, en ayant comme toile de fond la sécurité et l'expertise obstétricale. La femme peut faire des choix, parmi les seuls choix proposés.
There may be no such thing as individual choice in a social structure, not in any absolute way... The question is not whether choices are constructed, but how they are constructed. Society, in its ultimate meaning, may be nothing more and nothing less than the structuring of choices.
(Rothman, 1986:14)
Les médecins ont proposé en janvier 1997 de réactiver la loi médicale pour permettre aux sages-femmes de travailler... dans les hôpitaux. Comme le dit le Dr Nam Schuurmans, présidente de la SOGC (Société des obstétriciens et gynécologues du Canada) :
les sages-femmes ont assurément une place à prendre en obstétrique... Mais comme notre première préoccupation demeure la santé et la sécurité de la mère et de l'enfant, nous ne pouvons être en accord avec les maisons de naissance tenues par des sages-femmes, où il n'y a que peu ou pas du tout de supervision médicale. Nous n'avons pas besoin d'un système parallèle et, de toute façon la société n'en a pas les moyens.
(L'Actualité médicale, 21 août 1996)
L'accouchement devrait demeurer sous contrôle médical avec l'obsession de la sécurité comme trame de fond.
Le Breton a analysé un phénomène grandissant dans nos sociétés occidentales crispées sur une volonté de sécurité : le phénomène de prise de risque des sports extrêmes où l'individu met à l'épreuve ses limites physiques et ses ressources personnelles de force et de courage. Il affronte alors le « signifiant maître : la mort » pour retrouver une intensité renouvelée du fait de vivre. Car les valeurs essentielles à la vie sont « davantage indicatrices de conduites à tenir que pourvoyeurs de sens » (Le Breton 1991). Et quand le sens se retire de la relation au monde, il reste l'objectivité des choses, les chiffres, le monde presque brut.
Dans son livre, Le Breton parle d'expériences où l'individu a le sentiment que le monde entre en lui sans l'anéantir, que la chair du monde et celle du corps ne souffrent d'aucune séparation, expériences permettant l'accès à la transcendance. Il parle de la preuve par le corps de l'intensité de l'affrontement au monde, de l'importance de l'épreuve comme découverte intime d'un gisement de sens qui éclaire l'existence sous un jour nouveau. Pourtant toutes ces expériences sont celles de la grossesse et de l'accouchement, sans que personne n'y fasse référence. Dans notre société, la grossesse et l'accouchement sont présentés comme des drames médicaux ou mythifiés pour leur romantisme doux mais ils ne sont jamais représentés comme des expériences fortes d'affrontement au monde, d'accès à la transcendance et au renouveau de la vie.
Après avoir fait un certain survol du système sociosymbolique entourant l'enjeu du risque dans la société québécoise, nous pouvons nous rapprocher et essayer de saisir la « cosmologie » des femmes et des sages-femmes, sans les opposer mais en les mettant en perspective. Il est important de reconnaître que les personnes en cause viennent de cette société, qu'elles sont aussi entourées par la technologie, la médicalisation de la vie et l'idéologie de la sécurité. Leur façon de vivre l'accouchement à la maison dans ce contexte témoigne d'un autre rapport au monde et à la vie cependant.
Pour les femmes qui accouchent à la maison, comme toutes les autres femmes enceintes d'ailleurs, la question du risque ou des risques est sans doute présente depuis les débuts de la grossesse. Tout le suivi de la grossesse consiste à faire un bilan de l'état de santé de la femme, et à partir de son histoire de famille, son histoire personnelle, puis à évaluer les risques d'une évolution négative possible pour la mère ou le bébé. Il est à noter d'ailleurs que les médecins et les sages-femmes utilisent à peu près les mêmes critères pour évaluer les risques d'une évolution négative possible pour la mère ou le bébé.
Pour les femmes, lorsqu'on pose la question du risque, elles commencent par replacer la grossesse dans son contexte plus global en la définissant comme « un événement majeur... pas juste médical », affirmant ainsi que l'aspect biomédical n'était pas prépondérant dans leur vision du phénomène. Ce qui contraste avec la vision et la définition de l'accouchement comme acte médical par la médecine officielle.
Pour les femmes, la notion de risque est importante mais quand la grossesse va bien, pour elles il n'y a pas lieu d'aller à l'hôpital « sauf quand ça va mal ». L'hôpital est un lieu qui a son utilité quand c'est nécessaire et les femmes acceptent d'y aller quand il y a une bonne raison. Mais il demeure un lieu de services alors que la maison est un milieu de vie. L'accouchement à la maison ne se fait pas nécessairement « contre » l'hôpital comme ce fut plus fréquent dans les années '80 où il n'y avait pas de maison de naissance. Les femmes veulent accoucher chez elles pour plusieurs raisons qui font du sens pour elles mais « c'est sûr que quand il faut intervenir... y faut... je veux pas courir après une idéologie ».
En fait, le lieu même semble un facteur de risque pour les femmes : « moi j'aurais eu peur d'accoucher à l'hôpital, peur que ça se passe mal parce que j'ouvrirais pas ». Accoucher ce n'est pas seulement avoir un beau bébé en santé, c'est s'ouvrir aussi. A l'hôpital, pour certaines femmes « j'accoucherais... mais j'ouvrirais pas ». Ainsi, pour ces femmes, c'est plus risqué d'accoucher à l'hôpital, parce que « à l'hôpital, il y a beaucoup d'éléments inhibiteurs, il y aurait eu de la censure », n'aidant pas à la capacité de se laisser aller, nécessaire pour elles à l'accouchement. La peur n'est pas reliée aux risques biomédicaux, elle vient de l'effet d'un milieu institutionnel « ailleurs... artificiel... déplacé ». Les conditions entourant l'accouchement, les rituels hospitaliers, même si il y a eu des améliorations en plusieurs endroits, ne sont pas considérées comme aidantes ni sécuritaires par les femmes. «... les changements de shifts, ça n'a rien à voir avec la réalité d'un accouchement. Les infirmières qui sont placées là pendant huit heures, c'est pas ça la sécurité . » L'expérience de l'accouchement comme événement intérieur, intime, s'intègre mal dans un lieu où « il y a trop de monde » et où le temps est structuré, mesuré, normalisé. L'hôpital est le lieu de contrôle du temps et de l'espace et la protection offerte aux femmes est liée à la technologie et au contrôle. Mais pour les femmes qui accouchent à la maison « le contrôle sur mon environnement, ça permet d'être plus sécure ». A l'hôpital, les femmes ne sentent pas qu'elles sont importantes ni que leurs besoins réels sont validés car il sont soumis à des normes.
Les risques dont tout le monde parle, sont ceux qui font référence au bébé alors que les risques auxquels une femme peut faire référence sont aussi ceux qu'elle prend en allant accoucher en dehors de chez elle.
Elles se retrouvent au service de l'institution et non pas l'inverse. Quand aux autres peurs (que quelque chose n'aille pas bien, que le bébé ait quelque chose...), les femmes les qualifient de « peurs normales » montrant qu'elles existent quand même dans leur vie.
Car,
la protection des hommes contre la peur et la terreur n'implique pas la suppression du risque ; elle implique au contraire la présence permanente d'une certaine quantité de risque dans tous les aspects de la vie sociale ; car l'absence de risque affaiblit le courage au point de laisser l'âme, le cas échéant, sans la moindre protection intérieure contre la peur. (Simone Weil in Dufresne, 1985:1112)
La sécurité pour ces femmes, c'est un sentiment relié à une norme intérieure et non pas extérieure. Etre en sécurité et se sentir en sécurité, ce n'est pas la même chose. Ce sentiment s'inscrit dans la trame des représentations reliées à l'accouchement et au domicile comme on l'a vu précédemment. La maison est non seulement un endroit où l'on se sent en sécurité, mais elle permet d'avoir accès à d'autres choses importantes de la vie. Un accouchement n'est pas seulement associé à la satisfaction et au soulagement. «... ici, ça permet la plénitude de la vie et de la joie... »
De leur côté les sages-femmes considèrent aussi les risques biomédicaux dans le suivi de la grossesse et c'est généralement ces critères qui sont utilisés pour accepter un accouchement à la maison ou le refuser. Mais pour elles, il est d'abord important de reconnaître comment la Nature fait bien les choses. Ensuite seulement, elles reconnaissent son imperfection et celle de la condition humaine.
Pour les sages-femmes, le risque constitue une façon de voir les choses qu'elles placent parmi d'autres. Mais il n'est pas la réalité. « Le risque c'est pas la réalité, c'est un calcul mathématique, c'est un calcul statistique. On ne peut pas tout calculer dans la vie. Le calcul, c'est une façon de voir les choses... il y en a d'autres. »
Les risques ne se calculent pas, ils s'évaluent, ils se soupèsent. Le calcul n'est pas accepté comme la principale façon de tenir compte d'une situation car la réalité, pour les sages-femmes, c'est d'abord une personne ; « l'essentiel, c'est la vie, c'est les personnes ». Cette façon d'être en rapport avec les faits et les personnes correspond à une praxis qui se démarque clairement d'un système médical et social positiviste, réducteur, scientifique et technicien.
Ainsi,
La révolution... qui déferle sur nous dans la technique.. est capable de ligoter tellement l'homme, de l'ensorceler, de l'aveugler, de l'éblouir, que le calcul risque d'être un jour la seule valeur qui reste et l'unique occupation de l'homme.
(Heidegger in Tollenaere, 1967:136).
Pour les femmes et les sages-femmes, c'est à travers une relation, et la création des liens que va se bâtir la confiance et la capacité de mobiliser ses forces. « ce sont les liens qui créent les forces, pas la technologie ». Celle-ci semble donc être un outil et non pas une garantie de sécurité. Les sages-femmes mettent en perspective la façon de voir la réalité en comparant leur façon de voir avec celle de la médecine : « Par rapport à un accouchement, la médecine voit le verre à moitié vide et moi, je vois le verre à moitié plein... mais la réalité est la même . »
Les sages-femmes considèrent que la sécurité de celle qui accouche à la maison, est à l'intérieur d'elle-même. «... elle est en lien avec son bas-ventre, avec son enfant et sa capacité de se mettre accroupie, grogner et sortir son bébé ».
Si l'on s'inscrit d'un point de vue méta-analytique et que l'on comprend la démarche de Deleuze, on peut voir que l'existence même de l'accouchement à la maison constitue en quelque sorte un discours dans la société québécoise.
L'accouchement à la maison, c'est une affirmation du fait que la vie comporte des risques. Ce qu'on fait dans la vie, c'est choisir les risques qu'on a envie de courir et quand on choisit, on choisit aussi le type de responsabilité qu'on a envie de prendre par rapport à ce risque là.
Pour les femmes lorsqu'on parle des risques de l'accouchement, elles parlent de confiance « en soi et dans la vie ». Cette façon de vivre les réalités de la grossesse et de l'accouchement sont en ligne de sens synchrones avec le récit des sages-femmes qui voient le verre à moitié plein. C'est un regard qui n'exclut pas et qui ne réduit pas l'accouchement à un événement seulement heureux et pas si difficile. Avoir peur de la douleur ou qu'il arrive quelque chose n'empêche pas d'accoucher à la maison. L'accouchement à la maison n'est pas une idéologie, même si l'attitude de certaines sages-femmes a déjà été critiquée comme moralisante, normalisante et rigide (Desjardins 1993, Arney 1982).
La sage-femme parle aussi de la confiance : celle qu'elle a dans la femme mais celle que la femme doit avoir en elle-même et qui ne peut pas se donner ni se trouver dans les livres. Le choix des femmes est un cheminement personnel qui est différent pour chacune et il doit être respecté. La confiance en soi exclut le doute mais pas nécessairement les peurs. J'ai déjà aidé des femmes à la maison qui avaient très peur de la douleur de l'accouchement, mais qui considéraient d'autres valeurs comme importantes à la base de leur choix.
La confiance ne vient pas seulement lorsqu'on contrôle tout mais lorsqu'on se sent prête, comme être prêt pour partir en voyage. L'accouchement à la maison c'est comme un voyage-aventure avec sa part d'inattendu alors que l'accouchement à l'hôpital, avec le moniteur, l'épidurale, le pitocin, etc., c'est comme un voyage organisé, avec des organisateurs qui offrent un voyage « contrôlé ».
La confiance ne serait même pas un mot s'il n'y avait que des choses sûres. On ne peut pas avoir confiance que l'eau soit mouillée par exemple. La confiance ne peut être la négation du risque car elle n'existerait pas sans lui. Elle ne fait que le porter, doucement.
La médecine s'est imposée dans la vie sociale en se proposant comme l'objet de confiance : « Faites-nous confiance ! ». Elle a proposé de faire confiance aux normes et à la technologie et au contrôle parce qu'en eux résidait la sécurité et que la sécurité c'était de ne pas prendre de risque. L'idéologie de la sécurité propose la tolérance zéro face aux risques. Mieux vaut ne pas prendre de chance, vérifier, accoucher à l'hôpital, avoir un moniteur, etc. Cette « sécurité » est à l'extérieur ; elle peut diminuer la peur mais elle ne renforce pas la personne car elle confirme la faiblesse intérieure. Si la sécurité enlevait la peur, l'hôpital, présenté comme un lieu à sécurité maximum, verrait circuler dans son espace des gens détendus, souriants et confiants car tout est là « au-cas-où ». Les femmes qui y viendraient seraient rassurées et pourraient donc accoucher de façon détendue, sachant que tout est là « au-cas-où ». Or, il n'en est rien. La tension est omniprésente et les femmes ne sont pas plus rassurées. Selon les sages-femmes, « pour celle qui accouche à la maison la sécurité, c'est à l'intérieur d'elle, pas à l'extérieur ».
Enfin, la confiance peut venir aussi d'une perspective : l'espèce humaine connaît un succès évolutif phénoménal. Alors, si le processus de reproduction était à ce point dangereux et mal fait, l'humanité n'en serait pas rendue là où elle est maintenant. Dans un contexte moderne avec des conditions de vie qui donnent une grande longévité, au moment où la mortalité maternelle et infantile est très basse, les femmes de l'an 2000 ont de plus en plus peur et se demandent maintenant si elles vont être capables d'accoucher. En fait, la profession médicale s'est assigné la tâche de définir la constitution physique et mentale des femmes depuis le XIX e siècle, soutenant sa faiblesse ontologique, due à la présence de l'utérus (Ehrenreich et English,1982). Et celui qui définit, celui qui nomme, contrôle. Ce qui se passe, c'est que les femmes ont fini par croire ce qu'on a dit d'elles : elles n'étaient pas assez fortes et elles n'étaient pas assez bonnes. Et la médecine, par déformation professionnelle, à force de travailler dans l'hôpital et de se donner comme mission d'éloigner la mort, a fini par perdre confiance, (et je ne suis pas sûre qu'elle l'a déjà eue...), dans les femmes, leur corps et dans l'accouchement.
A partir de l'idéologie sécuritaire, la médecine a continué à affirmer son pouvoir sur les femmes enceintes. Il faut reconnaître que ce pouvoir est intimement lié à leur savoir.
Dans les sociétés patriarcales, le pouvoir n'est pas seulement relié au savoir en ce qui concerne l'accouchement, car le savoir relié à la maternité vient d'abord de celles qui en ont eu l'expérience intime, les femmes. Leur savoir se constituait par l'expérience, le partage et la transmission par apprentissage, entre femmes, puisque l'accouchement se vivait dans « le féminin » du monde. Avec la montée du rationalisme, du positivisme, le recul progressif des traditions populaires locales, et surtout à partir du moment où l'expérience clinique est devenue anatomo-clinique grâce aux travaux de Vésale, la médecine a pu se constituer un savoir qu'elle a présenté comme le plus valable parce qu'il venait de la science. Le savoir et le pouvoir des femmes faisaient partie des savoirs de la culture populaire et ont été discrédités par la culture savante qui se basait sur la science (Dumont,1987).
Dans notre monde que nous appelons post-moderne, il semble que la science n'en soit pas encore rendue à être post-moderne car un mythe reste tenace : ce que montre la science est vrai, absolument vrai et... « cette vérité est si totale, si fondatrice d'espoir qu'elle en devient tabou, donc fortement chargée de MANA » (Kieser, 1991:37). En fait, la science n'est pas du tout considérée comme une simple strate du savoir ; elle est une perspective, une philosophie. Pour Bachelard, la science ne décrit pas le monde, elle en construit un autre qu'elle a construit aux dépends du monde, se référant à elle-même, aux procédés, aux signes et aux valeurs qu'elle a produits. Dans le même sens, Castoriadis (1996) va plus loin quand il parle de la mystification scientiste, plus puissante que jamais :
... et cela, paradoxalement, à un moment où la véritable science est plus que jamais aporétique quant à ses fondements et aux implications de ses résultats... On retrouve dans cette illusion de toute puissance la fuite devant la mort et sa dénégation... je suis peut-être faible et mortel mais la puissance existe quelque part, comme à l'hôpital... les labo de biotechnologie, etc. (p.71)
Les femmes qui accouchent à la maison reconnaissent aux sages-femmes un pouvoir, un « pouvoir médical » parce qu'« elle en sait plus que moi ». Ce qui est nouveau ici, c'est qu'elles ne sentent pas que ça diminue leur propre pouvoir, celui d'accoucher comme elles le veulent. Ce pouvoir est reconnu par les sages-femmes comme fondamental, en plus de valider le savoir que chaque femme a de son corps et de sa vie, inscrit dans une histoire, un contexte de représentations du monde et un sens de l'ipséité unique. Les sages-femmes n'ont pas seulement confiance dans le processus même de l'accouchement, elles font confiance aux femmes dans leur capacité de porter et de mettre au monde leurs enfants, de faire les choix qui sont les meilleurs pour elles. « Mon travail c'est de les prendre où elles sont et de les aider à faire des choix réels. Leur choix ne m'appartient pas et ils n'ont pas à le faire pour moi . »
La grossesse et l'accouchement sont interprétés comme faisant partie du voyage de la vie. Ils sont des occasions de prendre sa place dans ses lieux et son temps, dans la communauté et le monde. La vie et la mort sont un tout et les sages-femmes se rendant perméables à leur présence permettent à la naissance d'être porteuse d'enseignement. « Les sages-femmes tentent de soulever le voile couvrant le jeu d'opposition vie/mort en permettant symboliquement à la mère de se transcender et à l'enfant de s'affirmer . » (Tremblay 1983:98). Les sages-femmes ne se placent pas en face des femmes, dans un rapport hiérarchique. Elles sont « avec elles », elles voyagent avec elles.
La relation que les sages-femmes établissent avec la femme enceinte est un élément qu'elles considèrent comme fondamental et qui contribue sans doute au sentiment de confiance et de sécurité que les femmes ont. Cette relation se veut continue et privilégiée. A partir du récit des sages-femmes, j'ai voulu dégager quelques éléments qui caractérisent le rapport des femmes et des sages-femmes.
Premièrement, la sage-femme se place comme « contenant » par rapport à la femme. Elle a une fonction de protection dans une attitude de vigilance et de respect. « I'm holding the space for people to do what they have to do... avec les femmes, je veille à ce qu'elles aient aussi un espace ». Comme la femme enceinte est un contenant pour l'enfant qu'elle porte, la sage-femme veut tenir et contenir l'espace du processus qui transforme la femme. La sage-femme est alors une enceinte par rapport à la femme.
Deuxièmement, la sage-femme parle d'elle en utilisant l'analogie du jardin et de la terre. Elle est comme une jardinière. Elle peut semer et s'occuper du jardin. Elle croit aux transformations, à celles qui se produisent sous la terre.
Je me vois comme une semeuse... des informations, des idées, des questions des prises de conscience... si la terre est bonne, quelque chose va pousser, mais ce n'est pas moi qui est à l'origine de ça. Je suis là pour reconnaître les compétences des parents avant que ça soit vu, comme une fève qui germe toute seule avant qu'on voit la feuille. En prénatal, on crée l'espace pour que ça puisse s'éveiller. Après, on voit si il y a une feuille ou pas. C'est pas à moi à évaluer comment ça pousse. Je dois voir à ce que toutes les conditions soient là : une relation de confiance, de l'information, de l'espace intime, le non-jugement, un encadrement... je suis là pour l'empowering, c'est la base de ma pratique.
Et comme elle travaille avec le vivant, il y a un élément important à ne pas oublier : « j'ai un rôle d'amour et de compassion pour chacune ». Le travail de la sage-femme est une culture biologique, qui respecte les saisons et qui utilise l'écologie du milieu.
Troisièmement, la sage-femme est comme une mère, pas celle qui considère l'autre comme un enfant mais celle qui soutient la confiance. Elle est celle qui est une présence, celle qui accueille, celle qui conduit parfois, et celle qui nourrit : « je suis là pour nourrir la confiance ». Elle est aussi quelqu'un qui aide à saisir le sens des événements et qui y croit. Elle devient à ce moment un pôle de conscience, une mère spirituelle, capable de transcender la matérialité et la lourdeur. La grossesse et l'accouchement sont porteuses de transcendance et le processus peut être une véritable expérience spirituelle lorsque la femme arrive à porter les opposés et faire une sorte de synthèse en les dépassant.
Ces quelques considérations nous amènent à constater que dans les différents éléments du rapport entre les femmes et les sages-femmes, se retrouvent tout à fait les archétypes du Féminin et de la Mère. La notion de contenant comme symbole central de l'archétype, la notion de terre, porteuse de transformation « t he highest and most essential mysteries of the Feminine are symbolized by the earth and its transformation » (Neuman, 1963:51), et finalement le Féminin, la Mère qui contient les opposés. « ... and the world actually lives because it combines earth and heaven, night and day, death and life » (Neuman,1963:45). Il apparaît alors que l'accouchement à la maison se situe vraiment dans le « Féminin » du monde car les femmes et les sages-femmes évoluent dans un ordre féminin.. Alors les hommes qui y participent acceptent de vivre ce côté du monde, occasion rare dans un monde patriarcal et masculin. On peut aussi comprendre que la pratique sage-femme, du moins celle des sages-femmes québécoises, est une pratique féministe, certainement pas dans le sens d'une guerre contre le « masculin » mais plutôt comme une quête du féminin dans le monde et du monde.
L'enjeu du risque est la base de l'organisation de l'obstétrique au Québec, fait partie du contexte socioculturel québécois et est utilisé dans la pratique même des sages-femmes.
Les femmes ne considèrent pas l'accouchement comme un événement médical, ne considèrent pas le risque comme l'unique grille d'évaluation de la grossesse et de l'accouchement et en même temps ne se situent pas en opposition avec l'hôpital, permettant ainsi un mouvement vers une action médicale lorsque cela devient nécessaire. La sécurité répond à une norme intérieure et non pas à des conditions extérieures. Les femmes ont confiance en elles et dans la vie, elles reconnaissent le pouvoir des sages-femmes sans renoncer au leur dans la dynamique relationnelle. Finalement, dans une relation privilégiée entre les femmes et les sages-femmes, l'accouchement à la maison témoigne d'une autre vision de la vie et surtout d'un autre rapport au monde.
C'est une sage-femme qui résume ce que l'accouchement à la maison produit de plus fort comme énoncé par rapport au risque dans le contexte socioculturel où nous sommes : « l'accouchement à la maison c'est l'affirmation du fait que la vie comporte des risques . »