De la psychopathologie à la psychologie transculturelle du jeune enfant

Hélène Stork

Chapitre 1 de Enfances indiennes, étude de psychologie transculturelle et comparée du jeune enfant. Paris: Païdos/Bayard, 1986, p. 17-45. [Achat "en ligne"]

Docteur en médecine et docteur ès Lettres et Sciences humaines, ancien chef de clinique de Psychiatrie à la faculté de Médecine de Paris, Hélène Stork a une triple formation en psychologie, en études indiennes classiques (sanskrit) et en cinématographie anthropologique. Elle est professeur de Psychologie clinique et transculturelle à l'Université René Descartes (Paris V), où elle a créé le Centre d'Études et de Recherches Interculturelles sur la Petite Enfance (C.E.R.I.P.E.). Elle effectue chaque année, depuis 1974, une mission d'étude en Inde du Sud où elle a réalisé plusieurs films. Elle est membre de la Société asiatique de Paris et de la Société française de Psychologie.


Dans ce premier chapitre, j'aborderai certains aspects de ma pratique pédo-psychiatrique. Il s'en dégage une conception de la santé mentale et de la prévention psychologique précoce qui a inspiré mon intérêt pour l'étude comparative des pratiques de maternage dans différentes cultures.

Lorsqu'il me fut demandé, en 1969, d'ouvrir une consultation médico-psychologique au sein d'un Centre de Protection Maternelle Infantile de la banlieue parisienne <1>, j'ai été frappée de constater, parmi le tout-venant des consultants examinés par les pédiatres à l'occasion de la surveillance de routine des premières années de la vie prévue par la législation, le grand nombre d'enfants et même de bébés qui manifestaient, en dépit de leur jeune âge, des symptômes somatiques ou fonctionnels révélant une souffrance ou des difficultés psychologiques naissantes. Bien des parents, des mères surtout, se montraient dépressives ou insécurisées dans leur attitude et leur savoir-faire vis-à-vis du bébé.

Les taux élevés d'échecs scolaires (environ 30 %) et de délinquance <2> qui atteignaient les enfants plus grands et les adolescents constituaient un autre indice du malaise de la population considérée.

Certes, la population à laquelle je fais référence appartenait en majorité aux catégories socio-économiques défavorisées <3> et comportait un fort pourcentage de familles immigrées (50 % parmi les consultants de P.M.I.), mais la situation que j'évoque n'est hélas pas isolée mais comparable, sous plusieurs aspects, à celle rencontrée dans bien des villes ou des zones suburbaines françaises et européennes <4>.

Ces constatations m'ont donc incitée à réfléchir, avec des enseignants, des travailleurs sociaux et des professionnels de la petite enfance implantés dans la même aire géographique, sur les conditions de vie des jeunes enfants dans notre société.

L'expérience clinique permet, dans un grand nombre de cas, d'établir un lien entre les difficultés psychologiques présentées par des enfants (et même par des adultes) et le vécu perturbé de ceux-ci durant la petite enfance. Les enquêtes épidémiologiques sur la délinquance, par exemple, ont depuis longtemps montré le rôle favorisant des discontinuités relationnelles et des carences précoces sur les conduites antisociales des adolescents (J. Bowlby, 1950, 1952; K. Friedlander, 1951; H. Flavigny, 1977).

De manière beaucoup plus courante, et sans que les conséquences en soient aussi bruyantes, il apparaît que bien des troubles du développement du jeune enfant remontent aux premières interrelations qui se tissent entre celui-ci et sa famille durant la période périnatale et les premiers mois de la vie.

Lorsqu'un grand nombre de bébés ou de jeunes enfants présentent des troubles du développement ou des signes de souffrance émotionnelle, il paraît difficile d'en rechercher exclusivement l'origine dans des crises familiales graves ou des attitudes parentales pathogènes liées à une psychopathologie personnelle.

Certains symptômes précoces ne relèveraient-ils pas plutôt d'attitudes collectives vis-à-vis de l'enfance ou de pratiques de puériculture, culturellement déterminées, mais insuffisamment éprouvées scientifiquement et se révélant dommageables?

Ce sont certaines de ces attitudes ou de ces coutumes propres à notre société que j'essaierai d'interroger à l'aide d'observations cliniques, car il apparaît qu'un grand nombre de problèmes posés par la prime enfance et l'adolescence pourraient être évités par une meilleure prise en compte de la vie émotionnelle des tout-petits et une adaptation plus sensible de la famille et de la société à leurs besoins.

J'aurai recours aussi à la comparaison interculturelle ainsi qu'à l'histoire, de manière à élargir le champ d'étude des variations possibles des comportements lors des soins donnés aux jeunes enfants.

1 - La première séparation

Les recherches d'inspiration éthologique conduites par Marshall Klaus et John Kennel (1976) sur la période sensible du post-partum <5> ont montré de manière explicite les bienfaits du contact entre la mère et le bébé dans les heures qui suivent la naissance. En dépit de l'importance de cette découverte sur les modalités d'établissement du premier lien entre le nouveau-né et sa mère, l'usage a prévalu, dans bien des maternités européennes, de séparer, dès la mise au monde, la mère et l'enfant.

Souci d'hygiène, préoccupation pour le repos de la mère, commodité du service hospitalier, et surtout méconnaissance de la psychologie de la parturiente et de celle du bébé conditionnent la persistance de cette pratique.

D'autres travaux modernes (T.B. Brazelton, 1975, 1982; D. Stern, 1976) fondés sur la micro-analyse des échanges comportementaux entre les mères et les bébés ont montré que des schèmes d'interactions spécifiques se créaient dans les heures qui suivent la naissance. Le rythme et la forme de ces interactions sont certes fonction de la personnalité de chaque mère, mais aussi des tendances propres de chaque bébé, ceux-ci étant loin de rester inactifs au sein de la relation comme on l'avait longtemps pensé.

Bien entendu pour apprendre à se connaître et à s'accorder <6>, la mère et le nouveau-né ont besoin de proximité et de temps passé ensemble. Les échanges précoces évoluent par cycle, comme on a pu le mettre en évidence par la méthode de l'enregistrement cinématographique, et la synchronie posturale et mimique de la mère et du bébé ne s'acquiert que grâce à la concordance affective qui s'établit entre eux (D. Stern, 1983).

Afin que chaque couple mère-bébé puisse trouver ses propres rythmes d'interaction, il est donc nécessaire que les règles de soins, durant le séjour à la maternité, ne soient pas appliquées de manière uniforme par le personnel soignant, mais modulées en fonction des particularités de chaque couple mère-nouveau né. Lorsque des contretemps sont introduits dans la satisfaction des besoins du bébé, celui-ci réagit rapidement par des pleurs, des difficultés à téter, des refus alimentaires ou des troubles du sommeil. Ces manifestations inquiètent la mère qui commence à douter de ses propres capacités à satisfaire le bébé et un cercle vicieux d'insécurité réciproque risque de s'installer, compromettant, dès les premiers échanges, le bien-être de la mère et de l'enfant.

L'observation suivante est un exemple de troubles du sommeil survenus chez un nouveau-né, en dehors de tout contexte pathologique préalable, mais induits par la fâcheuse coutume d'isoler la mère et le bébé dès les premières heures de la vie.

OBSERVATION No 1

Laurent est un beau bébé né à terme et pesant 3,5 kg. Ses parents sont jeunes et bien portants, sans problème particulier apparent. Dès le retour à la maison, l'enfant a présenté des troubles du sommeil irréductibles, il pleurait très souvent, se réveillait et s'endormait de manière imprévisible. Tous les efforts faits par la famille pour apaiser l'enfant et pour essayer de découvrir son rythme propre restèrent vains. Au bout de quelques semaines, les parents épuisés finirent, par moments, par ne plus supporter l'enfant; la mère du bébé, surtout, se déprimait et se demandait « si elle était bien faite pour avoir des enfants ». En fait, l'origine des cris et des troubles du rythme nycthéméral de ce bébé fut aisément décelable lorsqu'on apprit les circonstances du séjour à la maternité. Laurent et sa mère avaient été placés chacun dans une chambre, séparés par une paroi vitrée. Après les tétées, Laurent s'endormait quelques minutes puis se réveillait et criait intensément. Mais il avait été recommandé à la mère, lorsque l'enfant pleurait, de ne pas le prendre à nouveau dans ses bras pour que celui-ci « se règle » et s'habitue « à être seul ». Il arrivait que le bébé pleurait et s'agitait durant de longues périodes, tandis que sa mère le voyait et l'entendait à travers la vitre, sans oser enfreindre la consigne donnée pour consoler et calmer son bébé. Elle reconnut « en avoir été malade », mais elle avait fini par se persuader qu'il en était sans doute mieux ainsi puisque quelques semaines plus tard elle devait mettre son enfant à la crèche et reprendre son travail. « Il ne faut pas qu'il s'habitue trop à moi, disait-elle, car je vais devoir bientôt m'en séparer. »

Quelques semaines après le retour à la maison, au cours de consultations médico-psychologiques qui permirent de mettre au jour l'origine du cycle d'interactions pathogènes qui s'était installé entre la mère, le père et le bébé, la jeune femme retrouva peu à peu confiance dans ses capacités maternelles et elle sut trouver d'elle-même les meilleures façons de conforter son bébé. Dès lors, le rythme nycthéméral de celui-ci se régularisa sans autre intervention thérapeutique.

Si, dans cet exemple, le personnel hospitalier avait su comprendre les pleurs du bébé comme une demande de contact au lieu d'y répondre par le seul ajustement de sa ration alimentaire, il est probable que les troubles ne se seraient pas développés.

Après les efforts de la mise au monde, la présence du bébé constitue pour la jeune accouchée l'un des plus grands réconforts, tandis que la proximité maternelle et l'allaitement à la demande assurent au nouveau-né la forme de transition la plus douce avec les apports continus de la vie intra-utérine. Le plaisir réciproque qui naît du contact entre les deux partenaires est aussi une composante importante des premiers échanges qui conditionnent bien des modalités relationnelles ultérieures ainsi que la confiance que le tout-petit peut accorder à son environnement.

Depuis les dernières décennies, les progrès de la technique obstétricale -- dont on ne saurait que se féliciter puisqu'ils ont considérablement diminué la mortalité maternelle et infantile -- ont abouti indiscutablement à la médicalisation de la grossesse et de la naissance. Il est malgré tout possible, comme le font certaines équipes obstétricales, d'allier une haute technicité à la prise en compte du vécu émotionnel de la famille et du bébé. Tous les efforts devraient donc être faits pour que l'amélioration du fonctionnement institutionnel et la formation psychologique du personnel des maternités ne restent pas l'apanage de quelques services de pointe mais gagnent l'ensemble des structures de soins.

En cas de naissance difficile ou prématurée, chaque fois que le nouveau-né doit être hospitalisé dans un service spécialisé, une attention encore plus grande mérite d'être accordée à ce qui se joue pour les parents dans l'investissement qu'ils font de l'enfant. Au moment même où la sensibilité de la femme est exacerbée par la naissance, elle se trouve brusquement séparée du bébé. Il résulte de cette rupture un sentiment de privation et d'incomplétude que la jeune mère majore le plus souvent sous l'effet de la culpabilité d'avoir mis au monde un être inachevé, « pas comme les autres », « étranger ». La distorsion précoce des premiers échanges qui s'instaure ainsi risque de devenir pathogène à long terme.

Le pourcentage élevé des mauvais traitements dont sont victimes les enfants jumeaux ou anciens prématurés (18 % selon les statistiques de P. Straus, 30 % selon les statistiques américaines <7>), ainsi que la fréquence des conduites maltraitantes durant les six premiers mois de la vie de l'enfant confirment pleinement la notion de « vulnérabilité » psychologique définie récemment par E.J. Anthony, C. Chiland, C. Koupernik <8>.

Aussi, les parents qui ont vécu la blessure narcissique et l'angoisse d'une naissance difficile ou pathologique devraient pouvoir bénéficier d'un soutien au maternage, voire d'un accompagnement psychologique les aidant à surmonter les difficultés qu'ils peuvent rencontrer au retour de l'enfant dans la famille.

2 - Autres ruptures

Dans l'observation qui précède, il est clair que les doutes qu'éprouvait la mère sur ses capacités à bien s'occuper de son bébé étaient d'autant plus forts que celle-ci était habitée par la pensée de devoir bientôt se séparer de lui pour le donner à garder. De tels cas sont fréquents.

Des remaniements psychologiques importants s'effectuent durant la grossesse et le post-partum au cours desquels la future mère désinvestit transitoirement le monde extérieur pour reporter ses intérêts sur l'enfant. Une qualité très spécifique de sensibilité et d'attention se développe alors en elle, favorisant l'empathie à l'égard du bébé et la justesse de ses réponses aux besoins de celui-ci <9>. La perspective d'une prochaine séparation ne peut évidemment que troubler le travail psychique en cours. Pour les mères qui travaillent, la brièveté du congé de maternité <10> et la difficulté à trouver un mode de garde constituent incontestablement un facteur d'anxiété qui retentit sur l'investissement de l'enfant.

On a surtout étudié jusqu'ici les effets sur les nourrissons des séparations survenant lors des crises familiales graves ou dans des contextes de carences de soins parentaux (R.A. Spitz, 1965; J. Bowlby, 1952; J. Aubry, 1965). On s'est intéressé aussi aux conséquences nutritionnelles et psychiques du sevrage dans les pays en voie de développement (M. Geber, J. Rabain, M. Ainsworth, en Afrique; D.B. Jeliffe en Inde). Mais les évaluations manquent sur les réactions des bébés aux séparations courantes, lors de la mise en garde dans une collectivité ou du placement chez une nourrice, par exemple. On ne sait aujourd'hui déterminer avec précision le moment auquel il serait le moins défavorable pour un bébé d'être séparé de sa famille. Aussi l'âge auquel il est convenu, dans notre société, d'imposer au tout-petit la première séparation et de le sevrer est-il dicté davantage par les exigences du monde du travail ou par l'état de santé de la mère que par une véritable connaissance scientifique des besoins du petit enfant.

Ce sont généralement les cliniciens, médecins et psychologues, qui observent chez les jeunes bébés les infections à répétition d'origine rhino-pharyngée ou bronchitique, les troubles fonctionnels ou psychosomatiques (anorexies, diarrhées, troubles du sommeil, eczéma) coïncidant avec un placement précoce en nourrice ou en crèche. L'expérience montre que ces troubles sont d'autant plus marqués que le bébé est plus jeune, alors que leur fréquence diminue lors de placements plus tardifs.

Cependant, pour différentes raisons, l'adulte n'est pas toujours prêt à reconnaître la souffrance ou l'insécurité affective du tout-petit. Il a depuis longtemps refoulé profondément dans sa mémoire le souvenir des expériences traumatiques qu'il a pu lui-même éprouver dans sa prime enfance. Remettre en cause des pratiques sociales largement institutionnalisées et commodes pour lui dérange ses habitudes de pensée et de vie. Comme le fonctionnement psychique des premières semaines de la vie reste relativement mal connu, les parents comme les professionnels de l'enfance hésitent à prendre en compte la vie affective des jeunes bébés avec le même sérieux que leur santé physique. Peut-être faut-il rappeler à ce propos, à la lumière des travaux des historiens sur les coutumes d'éducation précoce, qu'en France jusqu'à la fin du XVIIIe siècle environ et dans les pays européens, l'usage voulait qu'on plaçât le petit enfant chez une nourrice jusqu'à l'âge du sevrage au moins (P. Ariès, 1960; Shorter, 1975) <11>.

La pratique courante, dans l'Europe contemporaine, de faire garder les jeunes bébés en dehors de la famille, lorsque la mère travaille, peut dès lors apparaître comme la résurgence d'une ancienne tradition -- une tradition pratiquement inconnue dans les cultures non européennes où subsiste le système de la famille étendue.

Mon propos n'est certes pas de dramatiser la vie quotidienne dans les pays occidentaux. Les progrès qui ont été réalisés sur le plan du confort matériel, de l'organisation sanitaire et de l'éducation sont considérables. Le « sentiment de l'enfance » qui n'a cessé de se développer en France et en Europe au cours des siècles (P. Ariès, 1960) s'exprime aujourd'hui dans les attitudes individuelles mais aussi dans un riche corpus de lois sociales <12> qui protègent l'enfant et la famille.

Cependant, si les valeurs et les objectifs d'une société conditionnent les attitudes collectives et individuelles des adultes vis-à-vis de l'enfance, il reste urgent de réviser un certain nombre d'idées qui circulent actuellement dans les milieux de la puériculture. Ces idées ne résistent pas toutes à un examen approfondi et se révèlent parfois peu propices au bien-être de la population enfantine. J'en donnerai deux exemples.

On préfère généralement les admissions précoces en crèche (dès l'âge de huit à dix semaines) aux admissions tardives parce que le bébé très jeune est supposé réagir moins fortement lors de la séparation. Sans doute convient-il de se pencher sur le sens de cette apparente absence de réaction. Lorsque l'enfant plus grand proteste, c'est précisément parce qu'il a commencé d'intérioriser l'image et la présence maternelle, alors que le bébé très jeune qui n'a pas bénéficié du temps nécessaire pour effectuer ce travail psychique se trouve démuni et particulièrement vulnérable.

Au contraire, l'admission plus tardive à la crèche, telle qu'elle se pratique d'ailleurs couramment dans les pays de l'Est, ne semble pas comporter de difficultés d'adaptation majeures, même lorsqu'elle survient aux alentours de la période critique des sixième-huitième mois décrite par R.A. Spitz, pour peu qu'elle soit aménagée de manière progressive. A cet âge, l'enfant a d'ailleurs franchi plusieurs étapes importantes de son développement et il se trouve mieux préparé pour affronter l'épreuve de la séparation.

Une autre idée répandue consiste à considérer l'admission précoce en crèche comme une mesure profitable parce qu'elle permettrait de « socialiser » plus tôt l'enfant et de le rendre autonome. C'est évidemment méconnaître que le processus de socialisation ne peut précéder celui de personnalisation. Il suffit d'observer des bébés pour s'en persuader.

Dès les premiers jours de la vie, principalement à l'occasion de la tétée, le nourrisson semble fasciné par le visage de sa mère, puis par les yeux de celle-ci qu'il découvre au fur et à mesure des progrès de sa propre acuité visuelle. La mère de son côté recherche activement le regard du bébé tourné vers elle et le moment de cette découverte est marqué d'une grande intensité émotionnelle qui renforce les sentiments tendres qu'elle commence d'éprouver à son égard (K.S. Robson, 1967; M. Robin, 1978). A la faveur de l'échange des regards et de la relation intersubjective qui s'élabore entre les deux partenaires, le bébé accède graduellement à la conscience de soi, tandis que le visage et les yeux de sa mère constituent pour lui, par les sentiments qu'ils expriment, le premier miroir (D.W. Winnicott, 1971)<11>. En se sentant aimé l'enfant prend peu à peu conscience de la valeur qu'il a pour autrui.

De toute évidence, à ce stade de leur évolution psychique, les bébés se montrent davantage intéressés par la relation originelle avec leur mère (ou avec une figure maternante privilégiée) que par celle qu'ils pourraient entretenir avec d'autres bébés.

Il convient sans doute de rappeler aussi que c'est grâce au caractère répétitif des moments de soins et des expériences relationnelles satisfaisantes qui s'y rattachent que le nourrisson découvre progressivement des repères structurants parmi les sensations discontinues qu'il ressent. La permanence et la cohérence de l'environnement sont donc nécessaires pour permettre au tout-petit d'acquérir le « sentiment continu d'exister » dans un univers qui prenne sens pour lui.

Au contraire, les discontinuités répétées dans l'image des adultes qui prennent soin de lui, la tension ou l'incohérence dans les gestes de maternage introduisent chez le bébé un sentiment de mal-être et d'insécurité émotionnelle qui s'exprime, comme on l'a vu, par des cris, des difficultés de l'alimentation ou du sommeil, voire même par de véritables maladies psychosomatiques si une désorganisation trop profonde touche les mécanismes biologiques.

A ce stade d'immaturité le psychisme du bébé n'est qu'une ébauche. Il est un âge pour la dépendance et un autre âge pour l'indépendance.

Si on ne dispose pas actuellement d'études quantitatives permettant d'évaluer les conséquences sur les bébés des séparations précoces survenant dans des situations courantes, l'appréciation qualitative des effets de telles séparations est cependant possible grâce à l'analyse d'enregistrements filmiques pris sur le vif d'une première séparation <14 >. La sidération posturale du bébé, de même que les mimiques de désolation qui se lisent sur son visage expriment mieux que ne le feraient des études statistiques extensives la détresse qui saisit le tout-petit lorsque celui-ci se trouve brusquement « perdu » dans un espace étranger, aux mains d'adultes qu'il voit pour la première fois et dont il ne peut attendre l'attention sans partage dont il aurait besoin en ce moment difficile <15>.

L'âge auquel on envisage la première séparation dans d'autres cultures appartenant aux pays industrialisés et l'agencement de cette première séparation appellent la comparaison. Je donnerai deux exemples de situations extrêmes.

On invoque souvent l'expérience des kibboutzim d'Israël dans lesquels les enfants sont élevés de manière collective dès leur naissance pour souligner le fait que, devenus plus grands, les enfants ainsi élevés ne présentent pas davantage de troubles psychologiques que d'autres. On oublie que, dans ce contexte culturel, la vie matérielle est justement organisée de manière à favoriser les premiers échanges entre la famille et le nouveau-né. Le sevrage du bébé n'intervient guère avant le sixième-huitième mois de la vie. Lorsque la mère s'occupe de son bébé, elle est libérée de toute autre tâche matérielle et complètement disponible pour la relation avec celui-ci. Fait exceptionnel, le père dispose aussi de temps durant la journée pour s' occuper de son enfant. La mère ne reprend son travail à plein temps qu'à la fin des douze mois qui suivent la naissance et c'est seulement durant le dernier tiers de cette période qu'elle confie de plus en plus les soins du bébé à la « metapelet », selon la formule du « maternage concomitant » (Rabin, 1958) <16>.

Cependant, même dans ces conditions, au moment du sevrage du bébé et de son transfert dans le groupe des plus grands, vers dix-douze mois, on observe généralement une chute transitoire du développement, coïncidant avec un contact moindre de la mère (Kohen-Raz, 1967, 1968) <17>.

De toute manière, on ne saurait valablement comparer le temps consacré par la mère à son bébé dans le kibboutz à la situation de celle qui, dans notre société, doit simultanément mener à bien son travail extérieur, assurer les tâches domestiques, sans être aidée le plus souvent, et se montrer suffisamment disponible pour son conjoint, son bébé et ses autres enfants.

En Hongrie, où, pour d'autres raisons, l'idéologie collectiviste est également dominante, c'est une formule complètement différente qui a été adoptée. La femme qui travaille bénéficie d'un congé postnatal de douze mois durant lequel elle touche les trois quarts de son salaire (ou de six mois à plein salaire). Elle a la garantie de garder son emploi durant cette période et cette garantie peut s'étendre à deux années supplémentaires si elle décide d'arrêter provisoirement son travail pour élever son enfant. Elle continue alors de toucher une allocation durant ces deux ans, mais la somme en reste modique.

Si la mère n'est pas dépressive, si elle ne souffre pas de la « maladie des quatre murs », une telle formule présente incontestablement des avantages puisqu'elle laisse au bébé le temps de développer spontanément un début d'autonomie sans que celle-ci lui soit imposée prématurément. C'est en effet autour de son premier anniversaire que l'enfant acquiert la station verticale et la marche. Il aime alors s'exercer à un mouvement de va-et-vient par rapport à sa mère et explorer son environnement immédiat. Il joue volontiers à faire tomber et ramasser un jouet car il a commencé d'acquérir le sens de la permanence de l'objet (Piaget, 1953,1959) <18>. Il sait se reconnaître de manière explicite comme une personne et il apprend à nommer les figures de son cercle familial immédiat. Il est donc probable qu'à ce stade l'enfant ait acquis un degré de développement suffisant pour bénéficier d'un élargissement graduel de l'univers circonscrit de sa famille. Mais il ne profitera véritablement de relations plus larges que si les bases du processus de personnalisation et de l'attachement aux figures parentales ont été préalablement posées. Car, si l'attachement a bien une origine biologique et phylogénique comme l'a montré John Bowlby (1958)<19>, chez l'homme, ce qui n'était que comportement inné d'attachement dans les premières heures de la vie se transforme en une interaction, puis en une relation d'amour nourrie par les sentiments. Ainsi se forment les couches profondes de l'affectivité qui constituent le socle sur lequel se tisseront plus tard les liens entre les partenaires d'un couple, les membres d'une famille, les individus d'une même société.

La résurgence actuelle de la violence et des comportements antisociaux dans les pays industrialisés, de même que l'augmentation du nombre des divorces ne sont peut-être pas sans relation avec l'affaiblissement des liens d'attachement qu'entraîne, dans certains milieux, la coutume de soumettre l'enfant à des ruptures prématurées susceptibles de coïncider avec des périodes sensibles dans l'ontogenèse de l'attachement <20>.

Dans les sociétés occidentales, il apparaît qu'un grand nombre des décisions qui sont prises à l'égard de l'enfance correspondent davantage aux demandes des adultes qu'elles ne visent à assurer le confort de l'enfant. J'illustrerai ce point par un phénomène récemment apparu dans notre société concernant l'âge d'entrée à l'école maternelle.

Il semble que les difficultés à trouver pour l'enfant un placement qui satisfasse la famille et surtout le coût des placements nourriciers ou du prix de journée en crèche contraignent des parents à utiliser l'école comme un mode de garde, dès que l'enfant a atteint l'âge de deux ans. Ainsi de nombreux petits doivent passer, dans certains cas, plus de dix heures par jour à l'école, et ce sont ceux-là mêmes, bien sûr, qui retrouvent le soir des parents tendus, fatigués, et n'ayant guère de loisirs pour des échanges mutuels de langage et de jeu. Cependant, si l'école ouvre de plus en plus tôt ses portes aux tout-petits dont les deux parents travaillent, dans le souci de faciliter la tâche des familles, on ne peut malgré tout considérer cette mesure comme généreuse, du moins pour les enfants, car les structures de l'école ne sont pas prêtes aujourd'hui pour cet accueil et les effectifs sont beaucoup trop chargés, notamment dans les sections de petits.

Les conséquences des rythmes de vie durs, imposés trop tôt dans la vie, de même que les frustrations répétées de besoins affectifs essentiels, sont déjà perceptibles dans le fait qu'un grand nombre d'enfants très jeunes sont décrits comme agités et agressifs, ainsi que dans le nombre de ceux qui présentent de sérieux troubles du langage ou, du moins, un langage pauvre, sans qu'il y ait lieu d'invoquer pour autant le bilinguisme ou le sous-prolétariat.

Contrairement à ce qu'on pourrait penser, l'indisponibilité qu'on constate dans certaines familles à l'égard des jeunes enfants n'est pas l'apanage, dans notre société, des couches sociales les plus défavorisées, elle touche tout autant la classe moyenne <21>. Plutôt que d'interpréter ces faits comme la résultante de seuls facteurs économiques, on peut se demander s'il n'y a pas lieu d'y reconnaître un phénomène de civilisation. L'optique de vie centrée sur des exigences d'ordre matériel toujours plus poussées, la fascination exercée par le monde des objets ne correspondraient-elles pas chez l'adulte au déplacement de frustrations précoces, de frustrations engendrées précisément par les carences de relations maternelles et paternelles subies dans la prime enfance. Ces carences, non comblées pour autant par des apports d'ordre matériel, engendreraient à leur tour d'autres carences chez les descendants de ceux qui les auraient subies.

Confier l'enfant en garde mérite des précautions et il serait souhaitable que ce moment puisse être différé jusqu'à ce que l'enfant ait atteint un degré d'intégration psychique suffisant pour assumer la séparation sans dommage.

3 - Longtemps seul dans son berceau

Les recherches comparatives faites par M. Konner (1976) ont montré qu'un bébé ! kung <22>, âgé de quinze semaines passait 70 % de son temps au contact de sa mère, contre 20 % pour l'enfant américain du même âge élevé dans sa famille, et moins de 10 % pour son homologue élevé en institution.

Dans la majorité des pays du monde, le petit enfant jouit d'une grande proximité avec sa mère, durant les premiers mois de sa vie, de jour comme de nuit. Dans les pays européens, il semble que la coutume d'isoler le bébé de l'adulte se soit imposée dès le haut moyen âge. L'usage du berceau serait apparu, en Occident, sous l'effet des recommandations de l'Église, dans le but d'interdire entre les adultes (parents ou nourrices) et les enfants le contact charnel assimilé au péché, et par souci aussi de diminuer la mortalité infantile -- les morts de nourrissons par étouffement n'étant pas rares à l'époque <23>.

Les modes de couchage des bébés varient considérablement selon les cultures. Le bébé américain a sa chambre à part, il passe la plus grande partie du jour seul, en position horizontale; le bébé français a son berceau ou son lit, mais il dort souvent dans la chambre de ses parents; il passe aussi de longues périodes seul dans la journée en position horizontale. Au Japon, le groupe familial, dont le bébé n'est pas exclu, dort collectivement sur un tatami posé au sol; même mode de couchage collectif, sous une peau de bête, dans l'igloo de l'Antarctique. En Inde, le bébé repose au côté de sa mère, par terre sur une natte, ou sur un lit; durant le jour, il est très souvent en position verticale, porté sur la hanche d'un adulte ou d'un enfant plus grand, parfois, dans un hamac suspendu au plafond; le bébé africain dort la nuit sur une couche à côté de sa mère; il passe une grande partie de la journée en position verticale porté sur le dos; quant au bébé amérindien, il passe la nuit dans un hamac à côté de sa mère et durant le jour il est porté sur le dos ou sur la hanche de celle-ci, etc.

Le contact physique entre la mère et le bébé offre à ce dernier des avantages incontestables. Il favorise l'allaitement maternel; il sécurise le bébé et permet à celui-ci de profiter d'un grand nombre de stimulations sensori-motrices qui activent son éveil psychomoteur. Il est d'ailleurs intéressant de remarquer que ce sont les nourrissons élevés de manière traditionnelle dans le monde rural des pays non industrialisés qui présentent, durant la première année de la vie, la plus grande avance de développement psychomoteur (E. Werner, 1972)<24> . Les bébés africains viennent en tête, suivis par les bébés d'Asie et d'Amérique latine. Mais une chute du développement s'observe généralement à partir du sevrage -- celui-ci s'accompagnant d'une prise de distance de la mère et d'une diminution concomitante des stimulations sensori-motrices et affectives, à l'occasion le plus souvent de la naissance d'un autre enfant.

Il est évidemment tentant d'établir une relation entre le style des pratiques de maternage et le rythme de développement des bébés. Par exemple, il est très probable que les stimulations vestibulaires fortes qui abondent dans le maternage africain, comme j'aurai l'occasion de le montrer plus loin, jouent un rôle déterminant sur l'avance psychomotrice des bébés appartenant à cette culture.

Il n'est nullement dans mon intention de désapprouver l'usage du berceau qui se révèle au contraire profitable au tout-petit dans la mesure où il offre à celui-ci un espace à sa mesure, enveloppant et sécurisant. Il assure de surcroît une fonction calorifère adaptable selon le climat. Je voudrai seulement souligner que, dès sa venue au monde, le bébé manifeste, en dehors des périodes de sommeil, un grand intérêt pour le contact avec l'adulte et que ce contact, riche de stimulations sensorielles et motrices variées, est nécessaire à son éveil psychomoteur et social. La psychopathologie offre a contrario la preuve de l'importance des apports du milieu sur le développement. Il n'est pas rare en effet d'observer chez les bébés qui restent longtemps seuls, avec pour horizon principal le plafond d'une chambre, une hypotonie musculaire, un retard moteur ou un comportement apathique, des symptômes qui, lorsqu'ils apparaissent en dehors de toute lésion neurologique, régressent dès que le bébé reçoit les stimulations appropriées.

La réactivité des bébés aux stimulations sensori-motrices et sociales est illustrée de manière exemplaire par les observations de B.M. Lester et T.B. Brazelton (1982).

Ces auteurs comparèrent un groupe de nouveau-nés zambiens avec un groupe de nouveau-nés américains à l'échelle d'évaluation de Brazelton <25>, du premier au dixième jour de la vie. Le score des Américains est resté stable durant toute la période d'observation. Au début, les bébés zambiens étaient peu actifs et ne réagissaient guère; ils ne suivaient des yeux ni le visage humain ni la balle qui leur était présentée; ils étaient hypotoniques et dépourvus de contrôle de la tête lorsqu'on les tirait vers la position assise. Leur poids et leur taille étaient inférieurs à ceux des bébés américains en raison d'un état de dénutrition et de déshydratation constaté à la naissance. Parmi les facteurs de restauration retenus par les auteurs, figuraient bien sûr la réhydratation et l'alimentation, mais aussi la richesse des stimulations offertes aux bébés par leurs mères. Celles-ci rentraient dans leur famille dès le premier jour après l'accouchement et allaitaient le nouveau-né fréquemment et à la demande. Elles jouaient beaucoup avec leurs bébés et leur appliquaient les soins coutumiers de massage et de mobilisation active. Les bébés étaient de surcroît fréquemment pris dans les bras et manipulés par les différents membres de la famille.

Au bout de dix jours de ce régime, les performances atteintes par les bébés zambiens se révélèrent supérieures à celles des bébés américains, en particulier dans les domaines de l'éveil et de l'intérêt social. Leur poids augmenta rapidement (environ d'une livre durant la première semaine passée à la maison). Les bébés américains et leurs mères, en revanche, restaient trois jours à l'hôpital. De retour à la maison, celles-ci nourrissaient leur enfant toutes les trois ou quatre heures, ne jouant avec eux qu'à cette occasion. Les bébés étaient isolés dans une chambre en dehors des tétées, parce que leurs mères craignaient les infections et pensaient que les bébés avaient besoin d'un long repos.

De telles observations sont parfaitement corroborées par les découvertes psychophysiologiques modernes qui montrent le rôle considérable que joue la motilité active sur les coordinations sensori-motrices des bébés (J. Paillard, 1976).

Dans le domaine sensoriel, comme dans celui de la motricité, il apparaît en effet que des structures cérébrales génétiquement préformées n'atteignent leurs pleins développement et fonctionnement que si elles sont actualisées par l'exercice, c'est-à-dire si elles reçoivent les stimulations voulues en temps voulu (D. Hübel et T. Wiesel, 1979)<26>.

Or, il se révèle que la nature et la quantité des stimulations que les adultes offrent aux bébés sont en étroite relation avec les croyances ou les opinions qui prennent racine dans la culture ambiante.

4 - Les théories populaires ou « naïves » du développement

De nombreux facteurs conditionnent la variété des pratiques de soins infantiles selon les cultures. Parmi ceux-ci, les théories « naïves » ou indigènes que les différents groupes humains se font du développement et de la santé de l'enfant jouent un rôle très important. Plusieurs recherches ont été effectuées dans cette direction au cours de la dernière décennie (M. Konner, 1976; A. Ninio, 1979; H. Keller, D. Miranda, G. Gauda, 1984)<27>. Explorant la société des ! Kung, M. Konner remarqua qu'une proportion non négligeable de bébés étaient capables de tenir assis sans appui dès l'âge de cinquante jours. Les femmes de cette ethnie pensaient que si elles n'apprenaient pas à leurs enfants à s'asseoir, ramper, se tenir debout ou marcher, ceux-ci ne seraient jamais capables de faire ces acquisitions seuls parce que les os de leur dos resteraient mous et non articulés entre eux. Du fait de cette conception du développement, les bébés ! kung étaient rarement couchés sur le dos durant la journée; ils étaient presque constamment portés par un lien sur la hanche de leur mère, participant à l'univers social de celle-ci. De surcroît, ils étaient soumis à un entraînement actif à certaines postures ou activités telles que la position assise ou la marche. Plusieurs fois par jour, les mères s'efforçaient d'asseoir leurs bébés sur le sol, en calant leurs dos par de petits monticules de sable, et elles jouaient avec eux.

Les coutumes et les croyances qui concernent l'enfance ont surtout été étudiées jusqu'ici dans les cultures exotiques.

Toutefois, les pays européens et l'Amérique ne sont pas dépourvus de théories « naïves » du développement. Celles-ci ont subi bien des changements au cours de l'histoire et la période contemporaine est riche de controverses en ce domaine (F.A. Montagu, 1971; G. Delaisi de Parseval, S. Lallemand, 1980).

Dans la France traditionnelle, on croyait que les os des bébés resteraient mous s'ils n'étaient solidement maintenus. Cette idée a donné naissance à la coutume de l'emmaillotement. Le maillot était constitué de langes et de bandelettes très serrées de manière à ce que le bébé ne puisse pas bouger et que ses membres ne se déforment pas <28>. Lorsque, vers le huitième mois, l'enfant quittait le maillot, il ne gagnait pas pour autant en liberté, car c'était pour l'échanger contre une robe rigide montée sur des baleines. Ce costume avait pour but de maintenir bien droite la colonne vertébrale, d'affiner la taille de l'enfant, et surtout, d'empêcher celui-ci de marcher à quatre pattes, symbole d'animalité.

Il semble que le maillot ait commencé d'être abandonné à partir du XVIIIe siècle. Voici ce qu'exprimait Jean-Jacques Rousseau à propos du bébé libéré de ce carcan : « Placez-le dans un grand berceau bien rembourré où il puisse se mouvoir à l'aise et sans danger. Quand il commence à se fortifier, laissez-le ramper par la chambre; laissez-lui développer, étendre ses petits membres, vous les verrez se renforcer de jour en jour. Comparez-le avec un enfant bien emmailloté du même âge, vous serez étonné de la différence de leurs progrès » (Émile, Livre 1, 1762).

Au XIXe siècle, les préoccupations de la médecine et de la morale convergèrent pour rendre la prime éducation particulièrement rigide. On isola le bébé de l'adulte par souci d'hygiène. On le nourrit à heures fixes et on le mit sur le pot dès les premiers mois. On évitait aussi de trop l'entourer de tendresse par crainte de le « gâter ». L'influence de la doctrine chrétienne du péché originel est aisément perceptible en arrière-plan du souci de discipliner l'enfant. Puisque celui-ci naît corrompu par le péché, l'éducation se doit en premier lieu de combattre ses instincts <29>.

On retrouve aujourd'hui les vestiges de ces croyances et attitudes du passé dans certains principes de prime éducation qui sont véhiculés par les traditions familiales, voire même par les détenteurs du savoir officiel de la puériculture, comme on l'a vu plus haut.

OBSERVATION No 2

« Si on donne aux bébés l'habitude d'être portés, ils deviennent capricieux et demandent tout le temps les bras », dit la mère de Frédéric... « Dès qu'il a fini son biberon, je m'en débarrasse et je le pose dans son lit », ajoute-t-elle. Sa mère et sa belle-soeur lui ont recommandé de ne pas « gâter » son fils pour qu'il ne prenne pas de « mauvaises habitudes ».

A l'âge de quatre mois, Frédéric ne tient pas sa tête et développe un eczéma sur tout le corps. A sept mois, il est très hypotonique, ne manifeste aucun intérêt pour les stimulations motrices; il se laisse « glisser » sur le dos dès que sa mère tente de l'asseoir; celle-ci considère que son fils est « paresseux ». Je remarque, lors d'une consultation, que l'hypotonie de Frédéric n'est que relative. Quand sa mère tente de le prendre dans ses bras, il se raidit brusquement en opisthotonos et rejette vigoureusement son corps en arrière, en prenant le minimum d'appui sur le buste de sa mère, comme pour s'écarter d'elle. Durant l'entretien que j'ai avec sa mère, Frédéric posé sur un tapis dispose de différents petits jouets placés devant lui à son intention. Il n'y touche pas, mais il les dévore littéralement des yeux. Il affectionne particulièrement une petite girafe qu'il finit par attraper à pleine bouche. S'il est posé sur le ventre, il se roule aussitôt sur le dos puis il cherche, par le regard et des bruits de bouche, à attirer l'attention de sa mère. En dépit de son retard moteur, Frédéric se montre très éveillé. Lorsqu'il est un peu plus grand, sa mère remarque qu'il « couine » beaucoup, puis elle précise aussitôt : « J'évite de le regarder, car dès que je le regarde, il vient vers moi, il veut que je le prenne. » Durant l'entretien, Frédéric pleurniche en rampant vers sa mère; celle-ci lui propose aussitôt la sucette qu'il laisse tomber à plusieurs reprises. Sa mère finit par remarquer que ce n'est pas la sucette qu'il veut et elle aura cette prise de conscience : « Oh! pour lui, c'est le toucher qui compte. » Elle précisera d'ailleurs un peu plus tard : « A cause de sa peau, j'ai dû m'occuper beaucoup plus de lui que de sa soeur. »

Il n'est pas de mon propos de développer ici la problématique névrotique de la mère de Frédéric, pas plus que les facteurs d'ordre relationnel sous-jacents à la maladie psychosomatique du bébé. Je n'en retiendrai que la solitude affective de cette femme qui avait souffert elle-même dans son enfance d'un manque de contact avec sa mère et d'une éducation stricte. Elle retrouva dans sa relation de couple une situation de solitude affective auprès d'un mari qu'elle décrivait comme « bon père pour ses enfants » mais peu communicatif. Des entretiens thérapeutiques aidèrent peu à peu cette mère à assouplir son attitude vis-à-vis du bébé, ce qui entraîna chez lui une amélioration concomitante de ses troubles sans adjonction d'autre traitement.

Si cette observation est infiltrée d'une tonalité dépressive, liée à des facteurs personnels, la distance et la rigidité de la mère vis-à-vis de son fils ne représentent néanmoins que l'exagération poussée à l'extrême des principes d'éducation qui circulaient dans le milieu ambiant. La crainte que le fait de porter l'enfant ne le gâte fait partie du répertoire des idées naïves en faveur dans de nombreuses familles. De fait, la distance par rapport à l'enfant, la pauvreté relative des contacts physiques qui lui sont donnés, les rythmes de vie prédéterminés par l'adulte qui lui sont imposés apparaissent à des degrés divers comme des caractéristiques du maternage occidental -- des caractéristiques d'autant plus frappantes si on les compare à la richesse des stimulations kinesthésiques et tactiles ainsi qu'à la permissivité dont jouit le petit enfant dans d'autres cultures, notamment en Inde.

L'éducation de la propreté est un autre domaine dans lequel s'exercent les exigences familiales.

Certains parents pensent que l'enfant sera propre d'autant plus vite qu'on aura commencé plus tôt à le mettre sur le pot. Cette croyance n'est bien sûr pas fondée puisque la maturation neuromusculaire ne permet guère le contrôle de la fonction sphinctérienne avant l'âge de dix-huit mois. Par contre, tout apprentissage forcé risque d'avoir des effets inverses sur la propreté et surtout de modifier le comportement de l'enfant, celui-ci réagissant selon les cas par la passivité et la soumission ou au contraire par l'opposition et l'entêtement. L'observation suivante est un exemple caricatural du forçage familial auquel donnait lieu l'apprentissage de la propreté et des conséquences pathologiques qui en résultèrent.

OBSERVATION No 3

Claude a quatre ans lorsque sa famille consulte pour lui en raison d'une encoprésie. Voici quelles ont été les conditions d'apparition du symptôme.

Le bébé naquit prématurément avec un poids de 1,550 kg et il passa deux mois en couveuse. Ses parents eurent « l'impression d'avoir un enfant étranger » lorsque celui-ci fut de retour à la maison. Claude pleurait beaucoup entre ses biberons mais la mère respectait scrupuleusement le rythme des repas qui lui avait été indiqué. Le bébé se mit à vomir, on le força à manger, une anorexie s'installa suivie plus tard d'une attitude capricieuse vis-à-vis de la nourriture. Le bébé dormait mal. Dès six mois, on le mit sur le pot. La mère s'exprimait ainsi : « Encore maintenant, on peut le laisser des heures sur le pot sans qu'il fasse, mais il se salit tout de suite après. » L'un des nombreux médecins consultés pour la constipation rebelle qui s'était installée parla « d'intestin trop étroit » et conseilla de ne pas laisser l'enfant plus de deux jours sans aller à la selle et de lui donner un lavement pour faciliter l'évacuation. Un cycle infernal de suppositoires et de lavements s'installa. La grand-mère paternelle qui gardait son petit-fils dans la journée s'était organisée pour lui donner un lavement à midi après son repas, mais elle devait chercher Claude partout car « il se cachait derrière les rideaux », précisa-t-elle. « Tout s'est gâté depuis qu'il a eu un an; jusque-là il était parfait, on ne l'entendait pas. J'en ai élevé cinq, s'ils avaient tous été comme lui, je serais devenue folle. »

Parmi les symptômes présentés par Claude lors de la première consultation il faut encore ajouter une importante instabilité psychomotrice et un retard de langage.

Dans ce cas particulier, il apparaît que les symptômes présentés par l'enfant ont pris une acuité particulière. De fait, ils ont été surdéterminés par plusieurs des facteurs que j'ai évoqués dans les pages qui précèdent. La blessure narcissique de la prématurité, la longue séparation imposée par les conditions de la naissance, le fait que les parents se soient sentis dépossédés de ce nouveau-né nécessitant des soins d'une haute technicité sont sans doute responsables, dans un premier temps, des difficultés que semble avoir eu la famille à investir le bébé, celui-ci ayant été vécu comme « étranger ». L'anxiété maternelle s'est alors cristallisée successivement sur l'alimentation puis sur la fonction sphinctérienne. La psychothérapie qui fut entreprise pour l'enfant révéla la profondeur de l'angoisse qu'avaient entraînée chez lui les multiples intrusions qu'il avait subies dans son corps depuis sa naissance. Si la dimension psychopathologique est évidente ici, on voit néanmoins comment des attitudes parentales pathogènes peuvent s'inscrire sur un fond de principes éducatifs contraignants largement répandus et susceptibles de trouver un écho dans le savoir officiel.

5 - La prévention psychologique précoce

Dans les pages qui précèdent, j'ai établi un lien entre certains désordres émotionnels observés chez les nourrissons ou les très jeunes enfants avec des expériences relationnelles précoces traumatisantes ou insatisfaisantes. C'est la démarche habituelle en clinique psychologique infantile que d'essayer de comprendre le sens des symptômes présentés par un sujet en remontant le cours de son histoire et de son vécu dans le contexte des interrelations familiales. Cependant, à ne voir que la dimension intersubjective des troubles, on passe généralement sous silence le rôle des facteurs culturels. C'est le cas de la plupart des études de psychopathologie qui ont été effectuées dans la société européenne ou américaine, à l'exception de quelques travaux portant sur les enfants de migrants. Je me suis donc efforcée de montrer comment, dans notre société, comme dans d'autres groupes humains, la dimension culturelle était présente à l'arrière-plan des gestes les plus quotidiens du maternage et des conceptions concernant la santé et le développement de l'enfant.

Cette perspective a l'avantage de ne pas faire porter toute la responsabilité des troubles de l'enfant à la seule famille et surtout à la seule mère, ce qu'on a trop souvent l'habitude de faire dans la littérature spécialisée, mais d'impliquer aussi des attitudes collectives justiciables de progrès.

La prise en compte de facteurs culturels dans la genèse des troubles psychologiques de l'enfance rejoint donc, à mes yeux, un objectif pratique de prévention.

L'Organisation Mondiale de la Santé (O.M.S.) décrit deux formes d'activité préventive qu'en termes de santé mentale infantile on peut définir ainsi :

Dans une première étape de mon travail médico-psychologique auprès d'une population enfantine de la banlieue parisienne qu'on pouvait considérer comme « vulnérable » en raison du degré élevé de morbidité psychologique qu'on y rencontrait, j'ai d'abord privilégié la première approche, en me basant sur trois principes :

Le dispensaire de Protection Maternelle Infantile, auquel furent adjoints successivement un Centre de Guidance Infantile et une consultation de Planification familiale, constitua la base des activités de soins et de prévention <30>.

En 1978, l'équipe concernée entreprit un travail d'évaluation des résultats obtenus quatre à neuf ans après la fin du traitement d'enfants qui avaient été suivis dans le Centre de Guidance Infantile pour des difficultés psychologiques. Le devenir de ceux ci fut apprécié grâce à une enquête conduite en milieu familial et scolaire.

Pour ne prendre que l'évolution des résultats scolaires -- qui constituent un élément relativement objectif d'appréciation -- l'enquête se révéla probante puisque les résultats en cycle primaire du groupe des enfants « suivis » rejoignaient ceux du groupe témoin (80 % de bons et moyens résultats dans le premier cas, contre 86 % dans le second cas) tandis que le taux d'échecs scolaires dans le groupe des enfants ayant présenté le même type de difficultés psychologiques mais qui n'avaient pu être suivis était trois fois plus élevé que dans le groupe des enfants « suivis » (57 % contre 20 %) <31>.

Un autre point important que fit ressortir l'enquête concernait l'âge de l'enfant au début du traitement. Il apparut clairement que les troubles se mobilisaient d'autant plus vite qu'on les abordait plus tôt, c'est-à-dire près du moment où ils apparaissaient.

Mais il faut sans doute évoquer à ce propos une difficulté. Il semble que plus un enfant est jeune, plus il est difficile de faire prendre conscience à ses parents, et même parfois aux professionnels de l'enfance, que les symptômes que celui-ci manifeste relèvent de la sphère psychologique, et qu'une aide appropriée est nécessaire. Le mythe de la « psychiatrisation » trop souvent utilisé pour justifier la méconnaissance qu'on a des troubles fonctionnels de la prime enfance et de la façon de les aborder entraîne l'absence de prévention psychologique précoce; et c'est précisément cette abstention qui conduit certains sujets chez le psychiatre pour des traitements qui se révèlent ultérieurement beaucoup plus longs.

Il est au contraire frappant de remarquer combien, chez le petit enfant, une intervention compétente auprès de la famille, proche du moment où sont apparus les troubles, donne des résultats spectaculaires en mobilisant des interactions entre familles et enfants qui se seraient révélées pathogènes à long terme.

Les craintes que suscitent les traitements psychologiques ne sont le plus souvent guère fondées objectivement. Elles relèvent essentiellement d'une information insuffisante des familles et du personnel soignant. De plus, il existe chez de nombreux adultes des attitudes défensives vis-à-vis de l'approche psychologique précoce du fait que les questions qui concernent la maternité et la petite enfance entrent en résonance émotionnelle dans les couches les plus profondes du psychisme de chacun.

Il n'en reste pas moins vrai que toute approche psychologique précoce doit être menée avec beaucoup de prudence, de nuance et de tact. Il convient d'être vigilant pour que soient évités l'intrusion dans les familles, les attitudes interventionnistes qui se situeraient au niveau du « conseil », les actions autoritaires, ou le plaquage de méthodes éducatives correspondant au modèle occidental dans des familles issues d'autres cultures.

Si je reste aujourd'hui persuadée du bien-fondé d'une approche thérapeutique individualisée des troubles psychologiques de la petite enfance, chaque fois que cette indication s'impose, je pense néanmoins que les actions qui se révèlent le plus efficaces en matière de prévention sont celles qui touchent le plus grand nombre et qui se situent en deçà de l'apparition de manifestations psychopathologiques. Ces actions relèvent de la prévention primaire.

J'ai fait allusion dans ce chapitre à plusieurs secteurs qui me paraissaient prioritaires en la matière : la formation psychologique des professionnels de la petite enfance; l'information des familles sur les besoins primordiaux des jeunes enfants; la modification de certaines pratiques hospitalières; l'aménagement des modes de garde; et même, au risque d'être téméraire, l'amélioration des lois qui concernent le travail et la durée des congés postnataux.

Il est sans doute peu de domaines qui aient subi autant l'influence des idéologies ambiantes (capitalisme, marxisme, féminisme, natalisme, etc.) que celui qui concerne la petite enfance et la famille. Il paraît évident, à mes yeux, que les mesures d'action sanitaire et sociale ne seront véritablement adaptées et profitables à l'enfant que lorsqu'elles seront fondées sur des données scientifiques. Le développement de la recherche clinique dans le domaine de la psychologie du bébé me paraît donc correspondre à une véritable mesure de prévention primaire. Il reste à développer des méthodes adaptées à ce champ spécifique de la recherche qui tiennent compte de la dimension subjective et affective dont on ne peut faire l'économie en ce domaine, tout en objectivant suffisamment les phénomènes à explorer.

L'étude de la psychologie transculturelle est à cet égard d'un grand intérêt par la variété des solutions de réponses aux besoins des jeunes enfants qu'elle propose, selon les différents environnements. C'est à préciser l'histoire et les méthodes de cette jeune discipline que sera consacré le chapitre suivant.


Notes et références

1. Le Centre, dénommé Centre Intégré de la Petite Enfance et de la Famille (C.I.P.E.F.), fait partie des équipements d'action sanitaire et sociale de la Caisse Primaire d'Assurance Maladie du Val-de-Marne. Il dessert une population d'environ quarante mille habitants. Par discrétion à l'égard des cas relatés, toute autre précision de lieu a été évitée.

2. Le taux de délinquance juvénile était de 7,5 pour mille dans le Val-de-Marne, en 1978, alors qu'il était de 4 pour mille dans l'ensemble de la France à la même époque.

3. Les familles de niveau socio-culturel défavorisé représentaient 44 % de la population, d'après les statistiques de l'I.N.S.E.E. A l'école, les pourcentages d'enfants de migrants atteignaient de 30 à 50 % selon les classes, alors que la moyenne nationale était de 8 % et la moyenne départementale de 16 %.

4. C'est du moins la conclusion qui se dégage des visites effectuées par plusieurs équipes venues de diverses régions de France pour s'informer sur le type de travail accompli dans le Centre avant d'envisager eux-mêmes la création d'un Centre d'Action médico-sociale précoce. Bien qu'avec des variantes socio-culturelles locales, la situation que ces équipes exposaient n'était généralement guère plus favorable. Voir à ce sujet l'analyse de M. HALLEZ-POTTIER sur la prévention mentale dans la banlieue ouvrière de Lille (Travail d'un psychiatre en P.M.I., Mémoire pour le C.E.S. de psychiatrie, Faculté de médecine de Lille, 1977).

5. Ces auteurs ont observé deux groupes de mères et de bébés dans une maternité du Guatemala dans les heures qui suivent la naissance. Puis ils ont comparé, durant plusieurs mois, le développement et la santé des bébés ainsi que l'évolution de la relation entre la mère et l'enfant dans ces deux groupes : les enfants du premier groupe avaient été séparés de leurs mères après l'accouchement selon l'usage de la maternité hospitalière où fut pratiquée la recherche; les enfants du deuxième groupe avaient été mis au contact de leur mère, peau contre peau aussitôt après la naissance. La qualité de la relation mère-enfant apparut nettement meilleure dans le deuxième groupe. Les enfants se développaient mieux et présentaient moins de maladies. Leur mère les allaitait deux fois plus longtemps. Les contacts entre la mère et le bébé étaient plus nombreux dans le deuxième échantillon. La durée de la « période sensitive du post-partum » est assez brève; elle est évaluée à moins de douze heures chez l'être humain.

Cf. SOSA, R., KENNELL, J.H., KLAUS, M., URRUTIA, J.J., « The effect of early mother-infant contact on breast-feeding, infection and growth », in Breast-feeding and the mother, Ciba Foundation Symposium 45, Elsevier - Excerpta Medica, North-Holland, 1976, 179-193.

6. STERN, Daniel (U.S.A.), a développé le concept d'« accord », attunement, entre la mère et le bébé, au Deuxième Congrès mondial de psychiatrie du nourrisson présidé par Serge Lebovici (Cannes, 1983).

7. Cf. STRAUS, P., WOLF, A., « Un sujet d'actualité: les enfants maltraités », La Psychiatrie de l'enfant, XII, 2, 1969, 577-628.

8. Cf. ANTHONY, E.J., CHILAND, C., KOUPERNIK, C., L'Enfant vulnérable, coll. Le fil rouge, P.U.F., Paris, 1982.

9. Le pédiatre et psychanalyste Donald W. Winnicott a décrit sous le nom de « préoccupation maternelle primaire » (1956) un aspect essentiel du travail psychique qui s'effectue durant la grossesse. Cf. l'article consacré à ce sujet dans De la pédiatrie à la psychanalyse, T.F., Payot, Paris, 1969.

10. La durée du congé de maternité est actuellement de seize semaines pour le premier et le deuxième enfant, de vingt-six semaines à partir du troisième enfant (loi du 17 juillet 1980). Les mères salariées dans une entreprise de plus de cent personnes ont aussi la possibilité de prendre un congé parental d'éducation pour une durée maximum de deux ans, mais il s'agit dans ce cas d'un congé sans solde.

11. Cette pratique a tendance à nous choquer aujourd'hui. Cependant, parmi les raisons qui la motivent, il faut sans doute prendre en compte une réaction défensive de la famille par rapport au taux très élevé de mortalité infantile à l'époque. On évitait ainsi de s'attacher à des enfants dont beaucoup devaient mourir en bas âge. De surcroît, en raison de la dépréciation de l'allaitement maternel dans les milieux bourgeois (dépréciation liée à des soucis d'esthétique féminine), le placement des nourrissons chez des nourrices de campagne constituait pour ceux-ci une véritable forme de protection contre les nombreuses maladies susceptibles d'être contractées à partir du lait de vache transporté à la ville à une époque antérieure aux découvertes de Pasteur sur la contamination par les germes et l'asepsie (1878).

12. Rappelons que la France connaît sans doute un des meilleurs régimes de couverture sociale par rapport a d'autres pays occidentaux depuis la création de la Sécurité Sociale, en 1945. Cette même période a vu se développer un régime de consultations prénatales et postnatales publiques connues sous le nom de Protection Maternelle et Infantile (P.M.I.) et régies par les directions départementales d'action sanitaire et sociale (D.D.A.S.S.).

13. Voir à ce sujet la réponse de D.W. Winnicott (« Le rôle de miroir de la mère et de la famille dans le développement de l'enfant », in Jeu et réalité, trad. fr. Gallimard, Paris 1971) à l'article de J. Lacan (1949) (« Le stade du miroir comme formateur de la fonction du je, telle qu'elle nous est révélée dans l'expérience psychanalytique », in Ecrits, Seuil, 1966). On doit à Henri Wallon le travail inaugural en ce domaine, « L'enfant devant sa propre image spéculaire. Du symbolisme progressif des images et de leur réduction au réel. Apparition de l'espace suprasensoriel », Les origines du caractère chez l'enfant, P.U.F., Paris 1949, 7e éd., 1980.

14. On peut consulter à ce sujet le film de James Robertson (1952), Un enfant de deux ans va à l'hôpital, ainsi que la riche documentation vidéographique du Centre de Puériculture et de Pédagogie Appliquées (94 Sucy-en-Brie).

15. Une habitude trop fréquente veut que l'adulte s'échappe rapidement, à l'insu de l'enfant, pensant éviter ainsi les pleurs de celui-ci. Mais ce comportement correspond surtout à une solution d'évitement de la culpabilité qu'éprouve chacun à laisser un tout-petit dans le désarroi. Il convient donc de souligner que pour sécuriser un enfant lors d'une séparation, il est préférable au contraire d'aménager celle-ci graduellement afin que l'enfant puisse se familiariser de manière progressive avec le nouvel environnement dans lequel il doit s'insérer, même si cette adaptation nécessite davantage de temps et d'efforts de la part des adultes. La « semaine d'adaptation » que préconisent aujourd'hui les responsables des crèches constitue un progrès important à cet égard. L'admission du bébé s'effectue, dans ce cas, progressivement et en présence de l'un ou l'autre parent.

16. Cf. RABIN, A.I., Growing up in the Kibbutz, Springer, New York, 1965.

17. Cf. KOHEN-RAz, R., « Mental and motor development of kibbutz, institutionalized and home-reared infants », in Israel, Child Development, 39, 1968, 489-504.

18. C'est entre quatre et neuf mois que Jean Piaget situe les débuts d'acquisition par l'enfant de la notion de permanence de l'objet. Entre neuf et douze mois, le nourrisson est capable de rechercher l'objet disparu; mais ce n'est qu'entre dix-huit et vingt-quatre mois qu'il est véritablement en mesure de maîtriser la permanence de l'objet grâce à un début d'intériorisation des schèmes d'action et à la représentation des déplacements invisibles de l'objet (cf. La Naissance de l'intelligence chez l'enfant, Delachaux et Niestlé, Neuchâtel (Suisse), 1959).

19. Cf. l'article princeps de John BOWLBY sur la notion d'attachement; « L'éthologie et l'évolution des relations objectales », Revue française de psychanalyse, XXV, 4-5-6, 1961.

20. Préserver le processus d'attachement dans les premiers mois de la vie de l'enfant n'implique pas nécessairement que la mère en constitue le pôle exclusif. Le père y participe bien entendu. D'autres figures maternantes peuvent également faire fonction de supports concomitants des premiers liens affectifs, comme on le voit dans les sociétés traditionnelles, en Inde notamment, où la densité familiale favorise la coopération d'autres membres de la famille aux soins de l'enfant. Malgré tout, même dans ce cas, la mère reste la référence de base pour le tout-petit grâce à l'allaitement et à la relation de corps à corps qu'elle entretient avec lui.

Pour une discussion de la notion d'attachement exclusif à la mère, voir Nancy CHODOROW, The reproduction of mothering : psychoanalysis and the sociology of gender, University of California press. U.S.A., 1978.

21. Cf. FORTIN, Jacques, « La fréquentation de l'école maternelle », in L'Enfant de trois à six ans, dir. H. STORK, Éditions Sociales Françaises, Paris, 1982.

22. Les ! Kung constituent une tribu de chasseurs-cueilleurs vivant en Afrique australe, près du désert de Kalahari, dans l'Etat du Botswana.

23. Au sujet des coutumes en usage dans la France traditionnelle, voir l'ouvrage très documenté de GELIS, J., LAGET, M., MORFL, M.F., Entrer dans la vie. Naissances et enfances dans la France traditionnelle, coll. Archives, Gallimard/Julliard, Paris, 1978.

24. WERNER, Emmy E., a fait une revue critique de cinquante études transculturelles consacrées au développement psychomoteur de l'enfant dans cinq continents. Cf. Journal of Cross-cultural psychology, III, 2, 1972, 111-134.

25. Cf. BRAZELTON, T.B., « Neonatal behavioral assessment scale », Clinics in developmental medicine, Heinemann medical books, London, 1973.

26. La notion de plasticité cérébrale a été développée dans les travaux de GOLDMAN, P.S., « Functional development of the prefrontal cortex in early life and the problem of neuronal plasticity », Exper. Neurol., 32, 1971, 366-387; Recovery of function after CNS lesions in infant monkeys, Neurosci. Res. Prog. Bull, 12, 1974, 217-22; HUBFL, D., WIESEL, T., « Les mécanismes cérébraux de la vision », Pour la Science, 25, 1979, 79-111; PAILLARD, J., « Tonus, posture et mouvement », in KAYSER, C., éd., Traité de physiologie, t. III, 6, 3e éd. Flammarion, Paris, 1976.

27. Cf. KONNER, M.J., « Maternal care, infant behaviour and development among the! Kung », in R. Lee and I. De Vote, eds. Kalahari hunter-gatherers. Cambridge Mass. Harvard University Press, 1976; NINIO, A., « The naive theory of the infant and other maternal attitudes in two subgroups in Israel », Child development, 50, 1979, 976-980; KELLER, H., MIRANDA D., GAUDA, G., « The naive theory of the infant and some maternal attitudes. A two-country study », Journal of Cross-cultural psychology, 15, 2, 1984, 165-179.

28. « Les membres de l'enfant sont moult tendres et prennent, de légier, diverses figures. Et, pour ce, le doit-on lier de plusieurs liens, afin qu'ils ne se tordent », Barthélemy L'Anglais, cité par A. Franklin, La vie privée d'autrefois: l'enfant, la layette, la nourrice, la vie de famille, Paris, 1896; cité par GELIS, J., LAGFT, M., MOREL, M.F., op. cit.

29. « J'ai été conçu dans l'iniquité.... c'est dans le péché que ma mère m'a porté... où donc, Seigneur, où et quand ai-je été innocent? » ainsi s'exprimait saint Augustin, Confessions, Ed. Les Belles Lettres, Paris, 1925; cité par J. GÉLIS, M. LAGET, M.F. MOREL, op. cit., p. 28.

30. Cf. STORK, H., FOUCHER, A., « Psychopathologie du jeune enfant, et perspectives de prévention », Psychiatrie de l'enfant, XXII, 1, 1979.

31. Certes la réussite scolaire n'est pas nécessairement gage de santé mentale, mais l'échec scolaire apparaît souvent malgré tout comme une conséquence (ou une cause) de perturbations psychologiques. L'importance du taux d'échecs scolaires dans la population enfantine considérée (environ 30 %) a renforcé l'équipe dans l'idée de choisir le devenir scolaire des enfants comme critère d'évaluation.